Gens de Varsovie

Henri Raczymow
Les souvenirs du journaliste juif polonais Ber Kuczer sont autant de tableaux sur la Varsovie juive de l’entre-deux-guerres. Publiés en yiddish en 1955 à Paris, ces chronqiues ont été traduites en français par Bernard Sucheky et Katia Fater-Simsler et publiées sous le titre Gens de Varsovie aux Éditions Genèse. Le livre sera présenté par Bernard Sucheky le 15 février 2024 à 20h au CCLJ.
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On se souvient peut-être de l’excellent livre d’un certain Benny Mer, traduit de l’hébreu par Gilles Rozier et publié voici quelques années aux éditions de l’Antilope. C’était, comme l’indiquait le sous-titre de l’ouvrage, « la biographie d’une rue juive de Varsovie », A savoir Smotshè (autrement dit, en polonais, la rue Smocza). Nous en avions ici même rendu compte. Nous ne sommes pas très éloignés de cette inspiration avec l’ouvrage qui parait aujourd’hui, dû à la plume yiddish d’un journaliste qui, je l’avoue, m’était jusqu’à ce jour inconnu, Ber Kuczer (1893-1978). Il était rédacteur au grand journal yiddish de la Varsovie d’avant-guerre, le Haynt (Aujourd’hui).

C’est à Paris, en 1953, qu’il fit paraitre Geven amol Varshe (Il était une fois Varsovie), à l’époque où subsistait encore, après la guerre, à Paris, un dernier noyau d’écrivains yiddish et quelques journaux dans cette langue, bundiste, sioniste, communiste, ennemis irréductibles, comme ils l’avaient été en Pologne. Nous voici donc au sein de la rédaction du Haynt, où Kuczer tient une chronique régulière, la « rubrique humoristique », vivante et souvent drôle à la façon des Marx Brothers, qui consiste en autant de saynètes relatant tel événement de la rue juive varsovienne, de son effervescente vie culturelle, et surtout littéraire. Car nous le savons tous, nos petits Juifs de Pologne vouaient un véritable culte à leurs écrivains (hormis peut-être les orthodoxes et autres hassidim qui ne vénéraient que leurs rebbes charismatiques, portant amples barbes et lévites). Les quotidiens yiddish de Varsovie avaient assez de lecteurs pour donner des fêtes dans le parc de Muranow ou dans un théâtre du quartier, et on accueillait parfois le grand homme au son tonitruant d’une fanfare militaire. Le plus prestigieux d’entre tous était incontestablement le grand Yitskhok Leybush Peretz, dont on reconnait l’épaisse moustache et le large chapeau et à propos duquel on affirme sans risque d’erreur qu’”une tête comme celle de Peretz, on n’en fait plus”… Peretz dont la mort en 1915 est décrite comme on décrirait les obsèques à Paris de Victor Hugo, avec une égale cohue, casquettes tenues humblement dans les mains, marchant de sa maison rue Ceglana au cimetière de la rue Gesia.

Et puis les petites ou grandes troupes de théâtre (on adorait le théâtre larmoyant où une jeune fille abandonnée finissait par devoir se prostituer, Oy! Dieu nous préserve…) celle d’un certain Kompanyets, mais on aimait aussi Le Dibbouk du grand Sholem An-Ski (alias Shloyme Rapoport). Et Kuczer d’énumérer tous les noms des acteurs assurément « célèbres dans le monde entier », sans en omettre aucun.

Inscrire dûment tous ces noms qui furent effacés par la Shoah

L’art de Kuczer procède de l’effet-loupe. Ces micro-événements qui nous sembleraient dérisoires – par exemple des débats sans fin au sein de la rédaction du 13 rue Tlomackie pour déterminer quel est le quotidien yiddish de Varsovie, du Haynt ou de Naye velt, est le plus important – suscitent des débats véhéments. Les directeurs du Haynt sont les frères Nekhumye et Noyekh Finkelshtayn, l’administrateur est Yoysef-Layb Lebenboym, reb Yankele en est le typographe qui a conservé sa longue barbe du temps où il était un hassid. Notre narrateur prend à cœur de nommer tous les rédacteurs de tous les journaux yiddish de toutes les obédiences, tous les écrivains, tous les artistes, tous les acteurs, de donner toujours les adresses exhaustives des boutiques, des lieux de cultes (rue Twarda), des institutions culturelles (rue Krolewska), des services de bienfaisance (rue Leszno), des sociétés d’aide aux femmes (rue Panska). Ne rien omettre, inscrire dûment tous ces noms qui furent effacés par la Shoah. La litanie des noms au cours de ces chroniques est celle même qu’on trouve dans les yisker-bikher, les livres du souvenir qui fixèrent la mémoire de chaque shtetl d’avant son engloutissement. Nous lisons ces instants de vie aussi précisément que s’il s’agissait d’un rêve, dont ne resteraient, au réveil, que des bribes. Nous voilà dans le ravissement et la nostalgie comme si un jour, dans une vie antérieure, nous avions fait partie de la rédaction du Haynt à Varsovie. Et après tout, ce fut peut-être le cas ! Les chroniques de Ber Kuczer courent d’une guerre à l’autre. Le Haynt cesse sa parution en 1939, avec l’entrée des troupes allemandes à Varsovie. Kuczer parvient à se réfugier en URSS. Il revient en Pologne en juillet 1946. Toutes les rues juives sont arasées. Il ne reste plus rien.

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