Racisme : quels mots pour quelles réalités ?

Alejo Steimberg
Le recours à des concepts américains comme le racisme institutionnel et structurel posent problème. Difficilement applicables à la Belgique, ils sèment la confusion et qualifient de raciste des mesures dépourvues de racisme mais veillant notamment au respect de la laïcité et de la neutralité des agents de la fonction publique.
Partagez cette publication >

En tant qu’idéologie, le racisme ne peut pas être réduit à un phénomène purement individuel. Aux Etats-Unis, où les lois ségrégationnistes font partie de l’histoire récente, deux concepts ont été particulièrement utilisés pour rendre compte de la dimension sociale du racisme : le racisme institutionnel et le racisme structurel. Le racisme institutionnel est assez simple à définir : il s’agit du racisme inscrit dans la loi. Les lois “Jim Crow”, qui limitaient les droits civiques de la population afro-américaine, ainsi que les lois de Nuremberg, en sont des exemples évidents. Le racisme sociétal ou structurel est beaucoup plus difficile à cerner, car il vise les structures sociales (pas nécessairement institutionnelles) qui pérenniseraient les discriminations envers des groupes. Ainsi, la surreprésentation de personnes d’origine non-européenne dans les couches les plus fragilisées de la population témoigne de cette forme de racisme. Un troisième concept, « racisme systémique », est parfois utilisé comme synonyme des deux autres, pourtant différents. On peut comprendre que l’idée de système inclut tant les institutions que d’autres dimensions d’une société. Il conviendrait néanmoins, pour éviter des confusions, de n’utiliser ce troisième concept que comme un hypéronyme (qui englobe les deux autres) et non pas pour remplacer aléatoirement l’un ou l’autre terme. Ces considérations concernent l’utilisation des concepts définissant différentes formes de racisme dans l’espace anglophone. Or, leur circulation dans l’espace francophone et néerlandophone montre que les termes sont employés de manière interchangeable, ce qui ajoute une couche de confusion aux débats1. En effet, le concept de racisme institutionnel est inapplicable actuellement dans la société belge, où les lois ségrégationnistes sont absentes du paysage institutionnel depuis longtemps, sauf pour l’interrègne de l’occupation nazie. Ceci mérite d’être signalé car, lors des deux premières séances des Assises de lutte contre le racisme au Parlement bruxellois, on a pu constater un usage répété du concept de racisme institutionnel comme synonyme (ou comme élément constituant) du racisme structurel, signalé comme le phénomène à combattre. L’assimilation des deux concepts a été le fait des représentantes de la coalition NAPAR lors de leurs interventions2. La position de cette coalition d’associations antiracistes implique une accusation implicite de racisme contre l’Etat, mais elle n’a pas été accompagnée jusqu’à présent d’argumentations ou d’éléments probants. Le caractère indirect de l’accusation lui permet de passer inaperçue. Ce fait pourrait expliquer le manque de réaction des députés, alors que l’accusation de racisme institutionnel les vise directement en tant que représentants de l’Etat.

Délégitimer la laïcité

L’analyse du Mémorandum NAPAR donne quelques pistes au sujet de la justification donnée par la coalition à ce signalement de racisme institutionnel. Ainsi, l’interdiction du port des signes convictionnels de la part du personnel enseignant y est montrée comme mesure discriminatoire, au même titre que la discrimination sur base d’un critère dit racial. Le texte préconise sa levée générale de la part des gouvernements et des pouvoirs locaux, et ce à tous les niveaux de l’enseignement. L’autorisation du port de ces signes est également proposée dans tous les services publics, sans distinction3. Cette identification absolue de l’interdiction du port de signes convictionnels au racisme est très problématique, car elle délégitime les positions de la mouvance laïque. Rien ne saurait empêcher quiconque de prendre position en faveur du port des signes convictionnels dans tous les domaines. Mais le bât blesse quand on qualifie de raciste et discriminatoire toute posture allant dans un sens différent, car alors la lutte contre le racisme risque de devenir une attaque en règle contre la neutralité et la laïcité qui ne dit pas son nom.

1- “Comprendre le racisme (https://www.unia.be/fr/criteres-de-discrimination/racisme/comprendre-le-…)”, de l’agence Unia, parlera ainsi du “racisme « structurel », ou « institutionnel » ou de domination ou encore systémique” comme des synonymes.

2- http://www.parlement.brussels/assises-de-lutte-contre-racisme/

3- https://www.naparbelgium.org/post/nos-propositions-pour-l-%C3%A9tablisse…, pages 21, 41-4, 52-54.

***

Mémoires coloniales à Mons

Depuis l’été 2020, la question des mémoires coloniales se trouve au centre des débats publics belges. Les polémiques qu’elle suscite ne semblent pas favoriser les dialogues autour d’une histoire trop longtemps méconnue ni forger l’essor d’une histoire partagée.

Les 6 et 7 mai derniers au Mémorial de Mons, le colloque international Mémoires coloniales. Colonisation/ Décolonisation : des mémoires multiples et plurielles rassemblait universitaires et acteurs de terrain du milieu associatif, offrant un vaste panorama tant des recherches interdisciplinaires en cours et des archives coloniales disponibles aux chercheurs que des initiatives citoyennes multiples visant à la « décolonialisation » des esprits tout comme des espaces publics. Qu’il s’agisse des revendications relatives aux nombreux monuments coloniaux ou des questions touchant à la politique coloniale belge, les problématiques en cours mèneront-elles à l’essor d’une « histoire partagée » entre afrodescendants et « anciens coloniaux », ou favoriseront-elles les replis identitaires et la dissémination d’un discours édifiant tiré de classiques de la littérature anticoloniale ou afrocentriste (Fanon, Césaire, Cheikh Anta Diop, etc.) ? Esquissant une vision globale des rapports de l’Etat belge à ses grands moments commémoratifs depuis la Révolution de 1830, jusqu’à la Première Guerre mondiale, qui marque à la fois l’apogée du nationalisme belge glorifiant l’héroïque résistance de la nation autour de son « Roi Chevalier », mais aussi l’émergence d’un nationalisme concurrent forgé dans les tranchées de l’Yser, l’historienne Chantal Kesteloot du CegeSoma a mis en exergue la faiblesse de l’Etat à établir un grand récit national, tendance qui se renforce encore après la Deuxième Guerre mondiale. « Dans quelle mesure les débats relatifs (essentiellement) à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale peuvent-ils être considérés comme annonciateurs des débats liés à l’héritage colonial ? », s’interroge-t-elle. « En d’autres termes, détecte-t-on des mécanismes similaires et qu’en est-il des dissonances ? La Belgique est aujourd’hui malade de sa colonisation comme elle l’était après 1945 de sa collaboration et de l’attitude des autorités belges dans la déportation des Juifs de Belgique ». Une telle approche comparative est indispensable à notre compréhension des mécanismes de la mémoire coloniale européenne. On sait que l’entreprise coloniale européenne joue un rôle décisif dans la genèse de l’antisémitisme biologique. C’est en Afrique, dans la colonie allemande en Namibie qu’est commis le premier génocide !

« Léopold II pire qu’Hitler » !

Ouvert au monde associatif et aux discours radicaux de certains militants « racisés », un tel colloque ne doit pas pour autant légitimer l’approche de certaines associations à l’agenda politique suspect et qui s’inscrivent dans l’héritage d’un anticolonialisme marxiste-léniniste mal déguisé, faisant volontairement l’impasse sur le travail historique pour privilégier la dénonciation virulente d’un racisme « systémique » belge qui serait l’héritier direct de l’entreprise coloniale de Léopold II, roi des Belges « génocidaire », si pas « pire qu’Adolf Hitler ». Le discours de circonstance de certains universitaires multipliant les références aux concepts à la mode censés dénoncer le racisme systémique (intersectionnalité, allié.e., etc.) peut renforcer les dérives de cet antiracisme décolonial ou tenter de discréditer les travaux d’historiens réputés de l’historiographie coloniale (Jean Stengers, Benoît Verhaegen, etc.), mettant en doute « la position » à partir de laquelle ces auteurs ont effectué leurs travaux et les faisant passer pour des voix du colonialisme belge. Curieusement, le génocide tutsi était absent des interventions et des débats de ce colloque animé, organisé en préparation d’une exposition sur les mémoires coloniales qui se tiendra en mai 2022 au Musée Mémorial de Mons. La publication et la mise en ligne en septembre prochain par les Archives Générales du Royaume d’un imposant guide des archives coloniales belges sur l’Afrique centrale faciliteront enfin les travaux des chercheurs, historiens ou amateurs, à la recherche de « leur histoire ». Une histoire qui ne se réduit pas à celle des « indigènes » et des « coloniaux belges », mais concerne aussi d’autres groupes sociaux, tels les Portugais et les Juifs du Congo…

S’abonner
Notification pour
guest
0 Commentaires
Le plus ancien
Le plus récent
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Découvrez des articles similaires

Robert Badinter, l’Homme juste

Quand une historienne – Dominique Missika – et un journaliste – Maurice Szafran – se penchent sur le destin de Robert Badinter et en extraient les grandes étapes de sa vie, cela donne L’Homme juste, un livre intéressant, clair et concis, sur une personnalité qui a marqué de son empreinte la France du 20e siècle.

Lire la suite »

L’éditorial

Mehdi Nemmouche a été condamné à la réclusion à perpétuité pour avoir commis un quadruple assassinat terroriste. Son co-accusé, Nacer Bendrer, jugé coauteur de la tuerie pour avoir fourni les armes, a écopé de 15 ans de prison. Justice a été rendue.

Lire la suite »

Henri Weber, une vie à gauche

Légende du mouvement trotskiste dans sa jeunesse, Henri Weber incarnait la possibilité et l’impossibilité des révolutions, puis décida de se convertir à la social-démocratie alors que François Mitterrand promettait de ré-enchanter le socialisme. A gauche comme à droite, sa disparition, à l’âge de 75 ans, des suites du Covid-19, a suscité bien des réactions.

Lire la suite »