Gérard Araud, les souvenirs israéliens de monsieur l’ambassadeur

Laurent-David Samama
Tel-Aviv, Bruxelles, Washington et New York… Quarante années durant, Gérard Araud a occupé les postes les plus prestigieux de la diplomatie française. A l’occasion de la parution de Passeport diplomatique (Grasset), nous avons rencontré l’illustre ambassadeur.
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En nous accueillant sur le perron de son pied-à-terre parisien, un petit bijou orné de boiseries et de livres en pagaille, Gérard Araud nous prévient : « Nous avons une heure pour discuter, je dois ensuite filer pour prendre un avion direction New York ! ». Dans quelques heures à peine, une nouvelle vie va commencer. A Manhattan, l’ex-ambassadeur de France en Israël, aux Etats-Unis ainsi qu’aux Nations Unies, deviendra numéro 2 du groupe de l’homme d’affaires Richard Attias, spécialisé dans l’organisation de forums internationaux. Un nouveau défi et une ligne de plus inscrite dans un CV prestigieux, déjà long comme le bras. Reste qu’on ne balaie pas d’un simple revers de la main quatre décennies passées au Quai d’Orsay. Pour refermer ce long chapitre de sa vie professionnelle, notre homme s’est donc lancé dans l’écriture de Passeport diplomatique, passionnant livre de mémoires oscillant entre la leçon de géopolitique et le roman d’apprentissage. Un must-read, comme on a coutume de le dire outre-Atlantique. Fin de la Guerre froide, essor de la Mondialisation et développement du terrorisme islamiste : c’est un morceau de l’histoire contemporaine qui nous y est ici raconté et analysé, tantôt par l’anecdote, tantôt par le récit haletant des coulisses. Comme un voyage sensible au cœur de la machine diplomatique, de ses rouages et de ses complexités.

1982, premier contact avec Israël

Si Gérard Araud est un fin connaisseur du paysage politique américain, nos médias méconnaissent en revanche largement son expertise sur la question israélienne. C’est donc tout naturellement qu’entre deux gorgées d’un café servi serré par notre hôte, nous lançons ce dernier sur ses souvenirs telaviviens. Parmi ceux-ci, la découverte d’un pays dont il ignorait l’essence et les desseins. Mais également la difficulté de faire entendre la voix de l’Etat hébreu dans le contexte d’une diplomatie française se défaisant de ses attaches israéliennes pour instaurer une ligne résolument pro-arabe : « Je suis arrivé en Israël à l’été 1982 », raconte Araud. « Menahem Begin et Ariel Sharon entamaient alors les opérations d’évacuation du Sinaï et des opérations militaires dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban. C’est également le moment où Arafat se trouvait assiégé dans Beyrouth, par Tsahal. Quant à moi, je suis diplomate depuis quelques mois seulement. Je livre alors une analyse froide de la situation. A ce moment précis, il me semble qu’Arafat se trouve affaibli et isolé. Et Assad, logiquement, va vouloir mettre la main sur l’OLP. Cela me semblait relever de l’évidence. Sauf que je n’étais pas sur la ligne et la vision du Quai d’Orsay… Mon ambassadeur me dit alors : “Vous avez sans doute raison, mais ce raisonnement, on ne peut pas l’écrire…” ».

Manier le langage diplomatique est un art. Si l’apprentissage de Gérard Araud en la matière durera plusieurs années, l’adaptation au contexte israélien sera nettement plus rapide. « Pour moi, Israël, c’est d’abord le premier poste à l’étranger. Une découverte totale ! Ça a été également le premier contact tangible avec le judaïsme. J’avais été élève dans le système public français. Dans mes classes, il y a toujours eu des camarades juifs, mais personne ne parlait de ça. Il n’y avait pas de kippa, aucune évocation de Kippour. Simplement la République… En arrivant en Israël, je n’avais aucune connaissance de l’atmosphère et de la spiritualité du judaïsme. Pas plus que de la réalité humaine, au-delà de la connaissance théorique, du génocide juif… ». Gérard Araud l’avoue : l’approfondissement de la thématique de la destruction des Juifs d’Europe constitue un choc. Une déflagration. « De tout cela, la génération de mes parents ne parlait pas. Il y avait ce silence… On évoquait l’Occupation, mais on n’avait pas encore libéré la parole des rescapés de la Shoah. Je l’écris dans le livre : “Après Auschwitz, en quoi voulez-vous croire ?” ».

Des kibboutznik d’hier à l’américanisation de la société

Sans surprise, Israël devient rapidement pour le jeune diplomate un fascinant champ de découvertes. L’occasion, surtout, de confronter son éthique de l’analyse froide aux réalités du terrain, loin des grandes certitudes théoriques. « J’ai cette volonté de comprendre fondée sur les faits. Un côté rationaliste froid, en somme. Je ne méconnais évidemment pas le rôle des passions, mais je suis d’abord un réaliste. Si le jugement moral est important, il faut impérativement écouter l’autre côté, l’autre partie. En cela, le conflit israélo-palestinien est parlant. De part et d’autre, les narratifs nationaux sont cohérents. Le seul problème est qu’ils s’ignorent l’un l’autre… ». Depuis l’ambassade de France en Israël, le diplomate a disposé d’un poste d’observation privilégié, permettant d’être à la fois au cœur des débats tout en ayant le recul nécessaire à l’analyse.

« Il faut se replonger dans le contexte de 1982 », explique Gérard Araud. « Israël était, pour commencer, un pays socialiste : les syndicats avaient un grand pouvoir, tout ou presque était étatisé. Et tout coûtait une fortune : les gens payaient 200% de taxes sur les voitures, sans parler des tarifs abusifs des billets d’avion ! ». Il poursuit : « Le pays était pauvre. A l’ambassade, je me souviens qu’on était obligé de passer par La Redoute, une fois tous les six mois, pour se fournir en vêtements, car les prix pratiqués étaient ahurissants ! » Pas de doute possible : bien avant les splendeurs et les mirages du boom économique, le diplomate a vécu la vie normale des Israéliens. Les anecdotes fusent donc : « Je me souviens que j’invitais souvent mes amis locaux au restaurant pour la simple et bonne raison qu’ils n’en avaient pas les moyens ! Vingt ans plus tard, en revenant pour prendre la tête de l’ambassade, tout avait changé. J’ai trouvé un pays tout à fait comparable aux standards européens et occidentaux. Avec une américanisation notable de la vie. L’évolution était incroyable : en 1982, je connaissais beaucoup de kibboutznik à l’ancienne. Le pays était gouverné par les Ashkénazes. La majorité était socialiste et la religion marginalisée. Vingt ans plus tard, vous retrouvez un pays dominé par les Séfarades et par les Russes. La religion est aujourd’hui évidemment plus prégnante. Le pays se vit également comme une île. Il a, d’une certaine manière, renoncé au Moyen-Orient pour se tourner vers le monde. Il ne lorgne pas seulement en direction de l’Europe et des Etats-Unis, d’ailleurs, mais aussi vers l’Inde et la Chine où les Israéliens sont très actifs ».

Oz, Appelfed, Gitaï et Barnavi

C’est grâce à Dominique de Villepin, pour lequel il garde une affection notable, que Gérard Araud se verra nommé ambassadeur de France en Israël. L’aventure, pourtant, a failli tourner court, voire ne jamais avoir lieu. Juste avant le grand départ, le héraut de la France commet en effet une bourde lors d’une réception au Quai d’Orsay. Bavardant avec un collègue, il qualifie le Premier ministre de l’époque, Ariel Sharon, de « voyou » au regard de son attitude vis-à-vis de la Cisjordanie. Pas de chance : un journaliste dans les parages surprend la conversation et s’empresse d’écrire un article. Une vive polémique éclate, on fait pression pour que ce diplomate à la langue bien pendue ne prenne jamais ses fonctions… Seulement, Dominique de Villepin tient bon. Il confirme Gérard Araud dans ses fonctions. Et ce dernier ne tarde pas à imprimer sa patte : il construit l’Institut français de Tel-Aviv, rend visite aux familles touchées par les vagues d’attentats. Mais surtout, profite de son titre pour inviter et décorer les artistes israéliens qu’il chérit tant. « C’est ce qui est bien quand vous êtes ambassadeur : tout le monde vous reçoit ! Cela vous permet d’aller voir des gens dont vous admirez le travail. Quand je reviens en Israël en 2003, j’ai ainsi avec moi Une histoire d’amour et de ténèbres, d’Amos Oz. C’est, pour moi, un livre superbe, bouleversant. Voilà une œuvre qui raconte parfaitement la richesse intellectuelle et le dénuement matériel des fondateurs de l’Etat d’Israël. Et donc je vais voir Amos Oz, chez lui, à Arad, dans le Néguev. Je le décore du titre de Commandeur des Arts et des Lettres. Il y a aussi Aharon Appelfeld, écrivain très émouvant, de la nostalgie du shtetl. Son Histoire d’une vie est un livre bouleversant… ». Sur sa lancée, Gérard Araud cite A.B. Yehoshua, Amos Gitaï, Elie Barnavi. Il faut, pourtant, l’arrêter : son avion pour New York est annoncé.

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