L’opération « Rafah » a enfin commencé. Elle est censée constituer le dernier coup de boutoir contre le Hamas, le coup de grâce. Mais de quoi parle-t-on quand on évoque Rafah ? Le nom recouvre une réalité géographique plurielle. D’abord, il y a deux villes appelées ainsi, l’une égyptienne, l’autre, palestinienne. Jadis une agglomération d’un seul tenant, elle s’est scindée à la suite du retrait d’Israël du Sinaï, en 1982. Dans la ville palestinienne vivaient, avant le 7 octobre, quelque 300.000 Gazaouis. Depuis l’évacuation massive de Gaza-ville et de Khan Younès consécutive à l’incursion terrestre de Tsahal à la fin octobre, s’y entassaient jusqu’au début mai 1,2 million d’âmes, soit la moitié de la population du territoire. Enfin, Rafah, c’est le passage frontalier entre la bande et le territoire égyptien. En saisissant ce passage, le seul jusque-là à avoir échappé à son contrôle, Tsahal s’est emparé de la moitié du corridor de Philadelphie, la route longue de 14 km qui court le long de la frontière entre la bande et l’Égypte.
Au moment où je rédige ces lignes (fin mai), l’armée opère dans les quartiers périphériques est de la ville, et l’on ignore jusqu’où elle ira. Compléter la conquête du corridor de Philadelphie aurait du sens du point de vue stratégique, puisque cette ligne poreuse, percée de dizaines de tunnels, est le lien vital du Hamas avec le monde extérieur. Mais là, Israël se heurte à l’Égypte, qui voit dans cet assaut contre sa frontière une agression caractérisée. Par ailleurs, s’emparer de l’ensemble de la ville de Rafah pour y détruire les quatre bataillons du Hamas qui s’y terrent, ce serait s’exposer au risque d’une catastrophe humanitaire majeure, ce que les Américains cherchaient à tout prix à éviter. Il semble que leur résistance a molli dernièrement puisque l’armée aurait déjà évacué environ un million de personnes vers le nord de l’enclave, ou vers des camps de fortune installés le long de la côte.
Admettons que Netanyahou, sous la pression de ses ministres d’extrême droite, aille jusqu’au bout de sa logique. L’armée conquiert l’ensemble de la ville et les bataillons du Hamas sont défaits, le tout miraculeusement, sans bain de sang gazaoui ni trop de soldats israéliens sacrifiés (encore que les seuils du supportable soient malaisés à définir). Que fait-on après Rafah ? Les seuls qui en ont une idée précise sont Ben-Gvir, Smotrich et leurs émules : occupation permanente du territoire, reconstitution des implantations démantelées en 2005, réunification à terme de l’ensemble d’Eretz Israël sous la férule de l’État juif – d’un État enfin juif s’entend, c’est-à-dire régi par la Halakha. Ce n’est pas le programme de Netanyahou, mais, prisonnier qu’il est de ses partenaires fascistoïdes, dont sa survie dépend, il n’ose pas les contredire. Voilà pourquoi il refuse obstinément d’évoquer le « jour d’après », sinon pour ânonner des slogans creux du genre « victoire totale » ou « ni Hamastan ni Fatahstan. » Les deux, n’est-ce pas, se valent : le Hamas s’adonne au terrorisme armé, l’Autorité palestinienne, au « terrorisme diplomatique ». À la réflexion, l’Autorité palestinienne est même plus dangereuse, puisqu’elle aspire à un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël. Pendant que le gouvernement débat des moyens de la punir pour avoir osé demander à l’ONU le statut de membre à part entière, nous perdons tous les jours des hommes, fauchés dans des embuscades là où, dans le nord et le centre du territoire, l’armée est censée avoir fini le travail et où elle est obligée de revenir pour la deuxième, voire la troisième fois. Et les roquettes pleuvent toujours sur « l’enveloppe de Gaza ».
Le 15 mai, Yoav Gallant, le ministre de la Défense, constatant que ses suppliques en privé n’ont servi à rien, a réuni une conférence de presse pour prendre l’opinion à témoin : « La fin de la campagne militaire doit être un acte politique. Le jour d’après Hamas ne sera atteint qu’au moyen d’un gouvernement d’éléments palestiniens qui soit une alternative au Hamas. C’est avant tout un intérêt israélien. Malheureusement, aucun plan de ce type n’a été soumis au débat… » Or, « ne pas prendre de décision équivaut à une décision dangereuse : installer un régime militaire et civil israélien dans la bande de Gaza. » Sans oublier le coût humain, économique et diplomatique que cela entraînerait. Gallant, un membre du Likoud, n’est pas un homme de gauche et un État palestinien n’est pas vraiment sa tasse de thé. Mais il a du courage et le sens de l’État, deux denrées rares dans son parti. En mars 2023, il avait déjà mis en garde Netanyahou contre les conséquences potentiellement désastreuses de sa « réforme » judiciaire, ce qui lui avait valu d’être démis par le Premier ministre, avant qu’une énorme vague de manifestations spontanées n’oblige ce dernier à faire machine arrière.
Le samedi 18 mai, ce fut le tour de Benny Gantz de sortir du bois, pour présenter publiquement à Netanyahou un ultimatum sous forme d’un plan en six points que le Premier ministre est invité à endosser jusqu’au 8 juin, faute de quoi l’ancien chef d’état-major et ministre de la Défense quittera le gouvernement. Parmi ces six points, deux signeraient l’arrêt de mort de la coalition : une administration civile dans la bande de Gaza sous l’égide des États-Unis, de l’Europe, des pays arabes et des Palestiniens ; et un service national équitable pour l’ensemble des Israéliens, ultra-orthodoxes inclus. Dans le triumvirat qui forme le cabinet de guerre, Netanyahou est désormais officiellement minoritaire.
Par rapport au drame que nous vivons, mes démêlés avec les étudiants de l’ULB font figure d’aimable plaisanterie. Pour moi, c’est une péripétie sans importance pour le conflit en cours au Proche-Orient, un désagréable bruit de fond. C’est là où il se manifeste que ce front mondial de la haine et de la bêtise combinées, qui s’étire désormais sur les campus des deux côtés de l’Atlantique, doit être jugé à sa juste mesure. Que dit-il de la faculté de discernement des élites de demain, de leur capacité d’écoute, de leur aptitude à distinguer le vrai du faux, les faits des fantasmes, les produits de l’intelligence des borborygmes des tripes ? Que nous dit-il de la « trahison des clercs » édition XXIe siècle ? Quid de la faillite des sciences humaines et sociales, émiettées en une poussière de « studies » et idéologisées jusqu’à l’os ? Et, last but not least, comment ne pas être atterré par le sort fait aux étudiants juifs, jadis snobés par les universités d’élite américaines parce que Juifs, aujourd’hui conspués dans les mêmes universités parce que… Juifs ?
Quelqu’un m’a envoyé une vidéo où une étudiante de l’ULB, avec au cou le keffieh de rigueur, exposait les revendications de sa secte, dont celle de désinviter l’ancien ambassadeur et actuel suppôt du colonialisme que je suis censé être. Si j’avais une chance d’échanger avec cette jeune personne, je lui dirais que l’une des définitions du racisme est de condamner les gens non pour ce qu’ils disent et font, mais pour ce qu’ils sont. Je lui dirais aussi que Netanyahou et ses séides n’ont pas meilleurs alliés qu’elle et ses amis. Je suppose que ce serait en pure perte. Il est difficile de débattre avec des fanatiques.
Il faut lire Holocaustes, le dernier ouvrage de Gilles Kepel (Éditions Plon). Le mot est à prendre au sens de sacrifice religieux, car tel serait le sort que nos peuples s’infligent depuis la nuit des temps. J’avais suggéré, pour comprendre le pogrom du 7 octobre, de se référer à la Saint-Barthélemy. À juste titre, Kepel préfère convoquer un terme emprunté à l’histoire musulmane : la razzia perpétrée par Muhammad en l’an 628 contre la tribu juive de Khaybar. C’est au cri de « Khaybar, Khaybar, l’armée de Muhammad est de retour ! » que les terroristes du Hamas ont lancé l’assaut du 7 octobre. Tout y est, en effet, l’extrême cruauté, le rapt des femmes, la promesse de recommencer autant de fois qu’il faudra. Tradition ancienne, manifestations modernes. Ce n’est pas un hasard si Ben Laden a qualifié les attentats du 11-Septembre de « double razzia bénie », et si le régime iranien a nommé Khaybar un missile destiné à frapper Israël. Eh non, on n’en a pas fini avec les guerres de religion.
J’en étais là lorsque la nouvelle est tombée : Karim Khan, procureur auprès de la Cour pénale internationale (CPI), a demandé aux juges de cette instance d’émettre des mandats d’arrêt à l’encontre du Premier ministre et du ministre de la Défense d’Israël. Ils sont accusés de crimes de guerre et crimes contre l’humanité : tueries indiscriminées, famine organisée de civils comme tactique de guerre et attaques délibérées contre la population civile. L’accent est mis sur l’aspect humanitaire, ce qui explique que, à la différence du Hamas, seuls des politiques sont visés. Le procureur réaffirme d’ailleurs le droit d’Israël de se défendre.
Pour avoir été attendue, la nouvelle n’en a pas moins fait l’effet d’une bombe. Seul État démocratique à ce jour à se retrouver dans cette inconfortable position, Israël, qui vient d’y rejoindre des personnages aussi reluisants qu’Omar el-Bachir, Mouammar Kadhafi, Vladimir Poutine et, en même temps que ses dirigeants, le trio du Hamas – Yahya Sinouar, Mohammed Deif et Ismaïl Haniyeh – ajoute ainsi une nouvelle plume à son chapeau.
Si les juges suivent les recommandations du procureur, les 124 États membres de la CPI seront tenus d’arrêter les deux hommes dès le moment où ils mettent le pied sur leur territoire et de les extrader à La Haye. Les mandats d’arrêt sont également susceptibles d’entraîner des sanctions militaires et économiques contre Israël.
Israël n’ayant pas signé la convention de Rome qui a instauré la CPI – à l’instar des États-Unis, de l’Inde, de la Chine, de la Russie, de l’Iran et de la plupart des pays arabes – il n’y a guère de chances que Netanyahou ou Gallant affrontent les juges de La Haye. Mais le mal est fait, ne fût-ce que par l’équivalence implicite entre l’État juif et le Hamas que suggère la réquisition de Karim Khan. Au moment où Israël fait de plus en plus figure de paria international, cette affaire est la dernière chose dont il avait besoin.
Comme il fallait s’y attendre, la classe politique israélienne, coalition et opposition confondues, ainsi que le gros de l’espèce commentatrice, ont fort mal pris la chose. Et il est vrai que l’équivalence entre Israël et le Hamas n’a pas lieu d’être, qu’il n’y eut jamais de politique visant à affamer les Gazouis, ni de tuer délibérément des innocents. Il est probable aussi que, face à un panel de juges impartiaux, nous aurions gain de cause. Mais il est vrai aussi que nous avons abondamment donné des verges pour nous faire battre. L’arrogance de Netanyahou et consorts, le mépris affiché à l’égard des institutions et des normes internationales, les déclarations incendiaires, parfois génocidaires, de ministres et de parlementaires, l’aide humanitaire au compte-goutte et uniquement sous pression américaine, tout cela finit par avoir un coût. Mais les Israéliens ont l’habitude de payer pour les frasques de leur Premier ministre.