Plus de deux mille kilomètres séparent Zedelgem de la Lettonie. Mais pour cette commune de Flandre occidentale, située à quelques encablures de Bruges, ce pays balte occupe une place importante dans sa mémoire. A tel point que le 23 septembre 2018, la bourgmestre de Zedelgem, Annick Vermeulen (CD&V), l’ambassadeur de Lettonie en Belgique, Madame Ilze Rūse, et Valters Nollendorfs, président du Musée de l’occupation de la Lettonie, ont inauguré la « ruche lettone pour la liberté » en mémoire des 12.000 légionnaires lettons incarcérés par l’armée britannique dans le Camp de prisonniers 2227 de Zedelgem, entre 1945 et 1946. Sur la plaque commémorative, il est indiqué que ce monument en forme de ruche « symbolise la liberté sous tous ses aspects ». Toutefois, il n’est nulle part précisé que les 12.000 prisonniers de guerre célébrés par ce symbole de liberté étaient tous des combattants Waffen-SS de la Légion lettone. Si on peut en revanche lire sur la plaque que « Les abeilles sont des créatures pacifiques qui n’attaquent personne de leur plein gré. Elles ne piquent que menacées. Elles commencent alors à se battre pour leur propre ruche, leur famille et leur liberté », rien n’indique que la Légion lettone a commis des crimes de guerre atroces en Biélorussie, en Pologne, en Russie et surtout en Lettonie. Pas un mot non plus du Sonderkommando Arājs, cette unité paramilitaire lettone responsable de l’extermination de dizaine de milliers de Juifs. Ce Sonderkommando composé de plus ou moins 1.500 volontaires lettons a été intégré à la 19e division SS lettone, deuxième composante de la Légion lettonne. Ce ne sont donc pas des abeilles autour d’une ruche qui doivent y être représentées, mais plutôt des mouches à merde !
Poser les SS en victimes
Lorsqu’il a été informé de cette initiative mémorielle de blanchiment de SS en « combattants de la liberté », Pierre Müller, historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale préparant une thèse à l’UCL sur les camps de prisonniers alliés en Belgique, a immédiatement exprimé son malaise. « Si évoquer la présence de prisonniers de guerre lettons n’est pas réellement dérangeant lorsque c’est fait de manière neutre et purement factuelle, leur rendre les honneurs et les poser en victimes est une autre étape qu’il n’était pas nécessaire de franchir – sauf pour flatter certains courants nationalistes lettons – et que je n’aurais jamais osé franchir, surtout sans connaitre le passif précis de ces hommes », fait-il remarquer. « Je suis d’ailleurs choqué et étonné que personne n’ait réagi au fait que ce discours rende clairement hommage au SS-Standartenführer Vilis Janums, titulaire des plus hautes distinctions allemandes durant la guerre. Clairement, les prison-niers de guerre lettons ne sont pas des prisonniers « classiques », dans la mesure où ils sont toujours, à l’heure actuelle, sujets à controverse, y compris dans leur propre mémoire nationale ».
Alertée il y a quelques semaines de l’existence de ce monument en mémoire de SS lettons par Wilfred Burie, pré-sident de l’association patriotique The Belgians Remember Them, la rédaction de Regards a pris contact avec la bourg-mestre de Zedelgem pour connaitre ses motivations et lui exprimer son indignation. Dans le courrier qu’elle a adressé à Regards, Madame Vermeulen explique d’abord que « La commune de Zedelgem ne veut laisser planer aucun doute sur le fait qu’elle condamne les horribles actes de guerre qui ont eu lieu sous la domination allemande des nazis. Par consé-quent vous comprendrez que nous sommes particulièrement touchés et attristés lorsqu’il est insinué que notre commune honorerait soi-disant les membres de la Waffen SS et/ou voudrait leur rendre hommage par le symbole de la ruche, cette œuvre d’art évoquée ». Quant au monument en question, elle défend l’idée selon laquelle il « renvoie sous tous ses aspects à la « liberté », tant ce grand désir général de liberté pendant l’emprisonnement, que la liberté retrouvée par les nombreux prisonniers de guerre lors de leur libération. (…) La commune de Zedelgem souligne que l’œuvre d’art a été érigée en mémoire de la liberté universelle et n’est pas mise en honneur ou en commémoration d’un groupe ou d’une section de prisonniers de guerre ».
Le mythe de la Légion lettone luttant pour la liberté
Vu de Belgique, la Lettonie peut sembler lointaine, mais nos édiles de Zedelgem ne peuvent ignorer que parmi ces combattants SS lettons détenus à Zedelgem entre 1945 et 1946, se trouvaient des criminels de guerre, des meurtriers de masse et d’ardents partisans du nazisme. Il est impensable de prétendre qu’il s’agissait de combattants de la liberté se battant pour l’indépendance de la Lettonie et contre le bolchévisme. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les responsables communaux de Zedelgem véhiculent ce mythe. La cheville ouvrière de ce projet mémoriel, Pol Denys, est un « histo-rien » local et conseiller communal Vlaams Belang ! Mais dans cette affaire, les autorités communales sont conscientes de ce qu’elles font. Ainsi, lors d’une visite au Musée de l’occupation de la Lettonie à Riga, le 18 septembre 2017, la délégation communale de Zedelgem, emmenée par la bourgmestre et d’autres élus, a choisi officiellement l’œuvre d’art faisant office de monument dédié aux légionnaires lettons. Lors de la conférence de presse organisée dans les locaux du Musée de l’occupation de la Lettonie, son président a bien pris soin de rappeler qu’il s’agit d’une initiative conjointe entre la commune de Zedelgem et le musée qu’il préside. Ce musée, dont le contenu fait encore aujourd’hui l’objet de polémiques mémorielles, est au cœur de l’entreprise de diffusion du mythe de la Légion lettone SS luttant pour la liber-té et l’indépendance de son pays et n’ayant rien commis de mal, ou alors si peu.
Dans ses rapports de monitoring, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) du Conseil de l’Europe a épinglé en 2012 et en 2019 la Lettonie pour ses commémorations et ses glorifications de combattants SS : « l’ECRI ne peut qu’exprimer sa préoccupation concernant toute tentative de justifier le fait d’avoir combattu dans une unité de la Waffen SS et d’avoir collaboré avec les nazis, car cela risque de renforcer le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme et l’intolérance ». Elle recommande d’ailleurs aux autorités lettones « de condamner toute initiative vi-sant à rendre hommage à des personnes ayant combattu dans une unité de la Waffen SS et collaboré avec les nazis ».
Durant toutes ces rencontres avec les représentants lettons, filmées et diffusées sur YouTube, Madame Vermeu-len, qui se pique de valoriser l’aspiration générale à la liberté, ne fait que révéler ce qu’elle accomplit au-delà des appa-rences : faire l’amalgame entre les souffrances des victimes du nazisme et celles des combattants SS suite à la défaite du 3e Reich, comme si elle ne distingue jamais ceux qui ont soutenu par les armes le nazisme de ceux qui en furent les victimes ou qui s’y opposèrent.
« Le doux souvenir de l’Occupation »
Le monument de Zedelgem est une pièce supplémentaire à verser dans le dossier de l’incapacité de la Flandre à assumer son passé. Car tenter de transformer les SS en victimes ne peut être que l’œuvre d’un idéologue ou d’un esprit défaillant, ou les deux à la fois. « L’écrivain collaborationniste français Brasillach disait de la collaboration en France : “Nous sommes quelques-uns à avoir couché avec l’Allemagne… et le souvenir nous en restera doux’’. Les nationalistes flamands pourraient en dire autant », résume Alain Colignon, historien et chercheur au Centre d’Etude Guerre et Socié-té (CegeSoma). « A la Libération, ils ont payé le prix de leur collaboration avec les nazis, mais il leur est resté un doux souvenir de cette période d’occupation allemande parce qu’ils tenaient enfin le haut du pavé. C’est ce qui explique la facilité avec laquelle cette initiative en mémoire de SS lettons est portée par des démocrates flamands sans que cela ne suscite l’indignation des médias. Ils n’ont pas ce réflexe élémentaire de méfiance qui existe de l’autre côté de la frontière linguistique. C’est comme le carnaval d’Alost. Imaginerait-on ces démonstrations outrancières d’antisémitisme à Binche, Stavelot ou Malmédy ? Pourquoi s’en prendre aux Juifs le jour du carnaval ? Ce sont des idées tordues, des idées de fla-mingants ».
Brasillach a tenu ces propos en 1945 avant son exécution. Nous sommes en 2021 et une démocratie digne de ce nom ne peut être fondée sur l’amalgame sciemment et volontairement entretenu entre des combattants de la liberté et des légionnaires SS. Dans ce contexte malsain où ces initiatives mémorielles inacceptables sont déployées par des démocrates sans susciter la moindre levée de boucliers des médias et des faiseurs d’opinions flamands, la lutte contre l’extrême droite en Flandre ne peut apparaitre que comme une simagrée ou une gesticulation hypocrite.