Cet été, il flottait dans l’air parisien un curieux air de fête. Loin des sempiternelles critiques adressées à Anne Hidalgo, maire régulièrement tancée par l’opinion et toutes les oppositions pour sa gestion municipales hasardeuse, les Jeux Olympiques se sont déroulés dans un rare esprit de légèreté et de concorde. L’échec prédit par les esprits chagrins n’aura donc pas eu lieu : les athlètes français et belges ont brillé, le large dispositif sécuritaire mis en place a empêché la survenue d’un attentat susceptible de gâcher la fête. Conséquemment, le Président Macron a pu tirer quelques bénéfices politiques de cette séquence réussie. Il s’agissait, pour Paris, de la meilleure des publicités possibles et de retombées touristiques sans pareil. Cette édition 2024 a par ailleurs confirmé ce que l’on savait déjà : le sport est devenu un fait social majeur, influant sur l’opinion, l’économie et peut-être même la géopolitique.
À ce titre, la présence de la délégation israélienne constitua, dès la cérémonie d’ouverture, un défi d’envergure. Inquiétés sur les réseaux sociaux et menacés de boycott par certains députés insoumis, les sportifs israéliens, protégés par une présence policière de tous les instants, ont su triompher de l’adversité. Bilan des courses : sept médailles – une médaille d‘or, cinq d‘argent et une de bronze – soit la plus belle performance de l’histoire olympique de l’État juif. Point d’orgue de la quinzaine, la médaille d’or remportée à Marseille par le navigateur Tom Reuveny dans l’épreuve masculine de planche à voile. Un titre décroché à la surprise des observateurs et complété par plusieurs bons résultats en judo et en gymnastique.
Thématique antisémite de la faiblesse juive
Si l’on ne peut pas encore parler d’Israël comme d’une puissance sportive, il n’en demeure pas moins que ce bilan largement positif permet d’installer l’idée d’un soft power validant la volonté sioniste de poser les bases d’un homme juif nouveau, un « rêve enraciné dans l’image de soi dégradée qui hante les judéités d’Europe orientale et celles du monde arabo-musulman au XIXe siècle, explique l’historien Georges Bensoussan dans l’ouvrage Sport, corps et sociétés de masse (Éditions Armand Colin, 2012). « Une image colportée au premier chef par l’immense littérature antisémite, une logorrhée verbale obsédée par le thème de la dégénérescence », selon Bensoussan citant un texte de 1933, Israël aux mystérieux destins, dans lequel les pamphlétaires Auguste Cavalier et Pierre d’Halterive mettent en garde : « Malgré la dégénérescence physiologique, résultant sans doute d’une certaine consanguinité, qui fait souvent de la race hébraïque un conglomérat d’affections cutanées, de coxalgies, de névroses, de mélancolies et d’hypocondries variées, de blépharites aiguës et autres complications pathologiques, le Juif est toujours disposé et valide pour la conquête de l’univers dont il se dit le peuple élu. » En 1939, dans Pleins pouvoirs, Jean Giraudoux dénonçait : « Cette horde […] que sa constitution physique précaire, anormale, amène par milliers dans nos hôpitaux qu’elle encombre ». Autant de stéréotypes dépeignant le Juif comme un être faible, plutôt porté sur les matières intellectuelles et déconnecté du monde physique que l’idée sioniste vient battre en brèche. L’homme nouveau devait à ce titre réinvestir le registre de la force en promouvant les figures mythiques du travailleur de la terre, du défenseur d’un territoire où tout restait à construire, tout en conservant une dimension spirituelle et culturelle certaine. Au fil des décennies grandira ainsi le double idéal du combattant et du pionnier, un Juif au corps musclé capable de travailler, de magnifier et de défendre sa terre.
Il y a donc une certaine logique à voir les sportifs israéliens performer année après année. À l’occasion des JO 2024, en se classant 41e au tableau des médailles dans un contexte de défiance internationale, Israël a considérablement dépassé les prédictions, se classant devant des pays comme la Pologne, l’Égypte, l’Argentine, le Mexique ou la Turquie. Quant aux athlètes de la diaspora, ils ne sont pas en reste. À en croire le Jerusalem Post, pas moins de 21 sportifs de confession juive auraient remporté une médaille lors de la dernière olympiade. Un niveau de compétitivité notamment visible dans des disciplines où la puissance joue un rôle clé, comme la lutte (Amit Elor, USA), le rugby (Sarah Levy, USA) ou encore le waterpolo (Sienna Green, Australia). Signe des temps, ces médailles proviennent indistinctement d’hommes et de femmes, des athlètes jeunes, de nationalités diverses, qui n’affichent pas plus de message politique qu’ils n’affirment de volonté de revanche historique.
S’agit-il d’un impensé, d’une fluidité totale ou d’une manière de dépasser son appartenance, comme en témoigne le profil intrigant du nouveau champion olympique du lancer du marteau, le canadien Ethan Katzberg ? La question mérite d’être posée. Ce dernier, colosse de 2,01m pesant plus de 107 kilos, arbore un style de bûcheron, une épaisse moustache et une décontraction rarement vue au plus haut niveau. Sitôt apparu sur la pelouse du Stade de France, les réseaux sociaux se sont enflammés ! Les médias juifs, eux, ont cherché à en savoir plus sur l’identité du géant venu de Nanaimo, en Colombie-Britannique. Entraîné par son père Bernie aux côtés de sa sœur Jessica, le jeune champion n’informe ni ne communique sur ses origines. On se gardera ainsi d’un quelconque jugement hâtif quand bien même un faisceau d’indices pourrait valider une ascendance juive. À l’issue de ces deux semaines de compétition, ce qui transpire néanmoins de ce panorama du sport juif contemporain semble être de nature à dessiner une (petite) révolution à l’œuvre. Les Juifs se seraient débarrassés du stéréotype de faiblesse qui leur colle à la peau.
« Ainsi, le Juif fut souvent perçu comme manquant de virilité et de stabilité. On moquait ainsi Léon Blum en le traitant de femmelette… de la même manière qu’au Moyen Âge, en Europe, nombreux étaient ceux qui croyaient sincèrement que les hommes juifs avaient chaque mois des menstruations. Le corps des Juifs, comme celui des femmes, était perçu comme "impuissant", bien trop ouvert pour diriger. Le Juif est donc une femme comme les autres. »
Delphine Horvilleur
Dans les premières pages de son essai Réflexions sur la question antisémite (Éditions Grasset, 2019), Delphine Horvilleur s’intéresse au lien passionnant et troublant qui rapproche la misogynie de l’antisémitisme. « Juifs et femmes ont souvent été accusés des mêmes maux ou des mêmes comportements : d’être cupides, pas fiables, hystériques, manipulateurs, lascifs, d’aimer le pouvoir, d’être des agents contaminants, d’empoisonner (parfois les puits et toujours les idées et les croyances). Bref, d’être des agents polluants. », commente la philosophe, écrivaine et femme rabbin dans les colonnes de la revue Tenou’a. Là encore, l’idée de force et d’impuissance juive opère. Horvilleur écrit : « Ainsi, le Juif fut souvent perçu comme manquant de virilité et de stabilité. On moquait ainsi Léon Blum en le traitant de femmelette… de la même manière qu’au Moyen Âge, en Europe, nombreux étaient ceux qui croyaient sincèrement que les hommes juifs avaient chaque mois des menstruations. Le corps des Juifs, comme celui des femmes, était perçu comme “impuissant”, bien trop ouvert pour diriger. Le Juif est donc une femme comme les autres. » Le dire ainsi résonne comme une blague juive, mais une plaisanterie que les rabbins du Talmud auraient bel et bien pu faire. Il suffit de se plonger dans la littérature rabbinique et même dans de nombreux textes de la Bible pour percevoir que les sages semblaient connaître ce rapprochement fait entre leur identité et une certaine image du féminin. Les sages du Talmud, dans la culture romaine dominante qui les entoure, connaissent bien le modèle d’une virilité impériale et l’image du gladiateur musclé… Ils savent qu’ils en sont un portrait en négatif, des hommes pas tout à fait virils selon les critères de la société dominante de leur temps. Ainsi donc, ce modèle qui constitua, des siècles durant, la représentation normale de la figure juive serait en passe d’évoluer. Le renversement est d’autant plus notable qu’il s’opère aux quatre coins du monde.
Une version normalisée et apaisée du désir d’un judaïsme du muscle
Pourtant, si renversement il y a, celui-ci s’opère certainement dans l’inconscience de la prouesse qu’il réalise. Sans y penser et sans le théoriser. Il y aurait là comme une version normalisée, apaisée, du désir de création d’un « judaïsme du muscle » exprimé par Max Nordau en 1898 à la tribune du deuxième congrès sioniste tenu à Bâle : « Nous devons aspirer à créer de nouveau un ‘‘judaïsme du muscle’’ », clamait le leader juif, « Nous devons devenir de nouveau des hommes aux torses saillants, avec des corps d’athlètes et le regard hardi, et nous devons élever une jeunesse agile, souple et musclée qui doit se développer à l’image de nos ancêtres, les Hasmonéens, les Maccabées et Bar Kokhba. Elle doit parfaitement être à la hauteur des combats héroïques de toutes les nations. »[1] Cent vingt années plus tard, l’objectif est en passe d’être atteint. Il l’est au moment où notre vision de la force et de la faiblesse, de la victoire et de la défaite se trouvent être sinon déconstruites au moins redéfinies. Plus que jamais, l’heure est à la réécriture des notions de masculinité et de virilité, au questionnement intense, parfois douloureux mais néanmoins passionnant de ce qui fait de nous un homme ou une femme. Dans ces schémas mouvants, la force et le muscle ne sont plus l’apanage d’un genre, d’une ethnie, d’une religion, d’un continent. Du point de vue juif, le changement a du bon !
[1] In Todd Samuel Presner, Muscular Judaism : The Jewish Body and the Politics of Regeneration, éditions Routledge, 2007.