Pour écarter toute accusation d’antisémitisme, les militants antisionistes invoquent toujours l’argument fallacieux selon lequel il existe des Juifs antisionistes. Si ce n’est que l’antisionisme juif auquel ils nous renvoient n’a rien en commun avec la rhétorique antisioniste actuelle selon laquelle Israël est un État raciste, colonial, d’apartheid et génocidaire.
Dans un jargon prétentieux et abscons, ces antisionistes projettent leurs fantasmes sur les opposants juifs au sionisme en ignorant la réalité historique de cet antisionisme juif qui s’est exprimé jusqu’en 1948. Depuis cette date, la perspective juive a effectivement changé. Dans leur immense majorité, les courants religieux et politiques juifs d’abord hostiles au sionisme ont évolué vers une acceptation de celui-ci une fois que l’État d’Israël a été créé. Ainsi, l’antisionisme de l’orthodoxie juive, fondé sur des considérations théologiques, s’est transformé en une forme d’indifférence ou de reconnaissance tacite. Mieux, les représentants de l’Agoudat Israël, bras politique de l’orthodoxie juive, ont signé la Déclaration d’indépendance d’Israël le 14 mai 1948. La bourgeoisie juive assimilationniste a également pris acte de la création d’Israël dont elle salue l’existence, même si elle estime que son destin ne la concerne pas. Si bien qu’aujourd’hui, la majorité des Juifs à travers le monde se déclarent favorables à l’existence d’Israël.
C’est alors que la gauche radicale antisioniste sort sa martingale : le Bund, mouvement ouvrier juif, socialiste, diasporiste et yiddishiste créé à Vilna en 1897. Pour les militants antisionistes de la gauche radicale, le Bund serait « un parti révolutionnaire juif farouchement antisioniste qui faisait partie de l’Internationale et dont le programme était, dans le cadre de la révolution mondiale, l’autonomie culturelle pour les Juifs sur place. Ses derniers survivants ont toujours haï l’État d’Israël et ont toujours été solidaires des Palestiniens. »
À coup de déformation et d’anachronisme grossier, ils s’approprient l’héritage politique du Bund en le travestissant. C’est d’autant plus facile que ce mouvement politique juif liquidé par Staline et décimé par les nazis n’existe plus. Aucun de ses membres ne peut déplorer que cette récupération antisioniste relève de la tromperie. Celle-ci prend immanquablement des libertés avec la réalité historique du Bund et de ses rapports complexes avec le sionisme. Car bundisme et sionisme sont deux idéologies nées en Europe la même année, en 1897, qui incarnent de manière concurrente et différente l’idée d’un renouveau national juif dans la société moderne, avec pour point de convergence l’idée de « nation juive » entendue comme la communauté de destin de tous les Juifs. En 1930, le Bund et le Poale Tzion (parti sioniste socialiste ancêtre du Parti travailliste israélien) s’unissent même électoralement lors des élections législatives polonaises. Gueorgui Plekhanov, un des pères du marxisme russe, ne s’y était pas trompé lorsqu’il qualifia, non sans humour, les militants du Bund de « sionistes qui ont le mal de mer ».
Mais surtout, après 1948, les différentes sections tentant de redonner vie au Bund en Europe occidentale, en Amérique du Nord et du Sud et même en Israël, ont progressivement abandonné leur antisionisme originel. Il ne s’agit pas d’un revirement radical, mais plutôt d’inflexions et d’infléchissements successifs qui ont conduit à l’abandon du rejet du sionisme. Lors de la Conférence mondiale de 1955 à Montréal, le Bund a admis pour la première fois qu’Israël peut jouer un « rôle positif » dans la vie juive. À partir des années 1960, et tout particulièrement après la Guerre des Six-Jours, le Bund a proclamé son attachement à l’existence et à la sécurité d’Israël. La condition juive peut donc exister à la fois « ici » (en diaspora) et « là-bas » (en Israël).
Au lieu de manipuler la mémoire du Bund, les antisionistes obsessionnels feraient mieux de s’interroger sur la portée antisémite de leur discours. Ils se réclament de l’antiracisme, mais en passant leur temps à cracher leur haine d’Israël et des sionistes, ils entretiennent le malaise et le mal-être des Juifs européens, et ils les mettent en danger en raison de l’incitation à la haine que leur discours provoque.