08/10/2025
Regards n°1119

Quand la cacophonie idéologique couvre l’harmonie symphonique

Le Gent Festival van Vlaanderen a annulé le concert du Münchner Philharmoniker dirigé par l’Israélien Lahav Shani au motif que ce dernier dirige aussi l’Orchestre philharmonique d’Israël et ne se prononce pas clairement contre « le régime génocidaire de Tel-Aviv ». Ce boycott fut précédé d’un test de loyauté idéologique que cette institution culturelle n’a imposé à aucun autre artiste. Cela illustre une dérive qui transforme la scène culturelle en tribunal idéologique. L’artiste n’est plus jugé pour son talent mais pour des déclarations qu’il n’a pas faites, sa nationalité et l’adresse de son orchestre.

Les organisateurs du Gent Festival van Vlaanderen ont décidé d’annuler la prestation du Münchner Philharmoniker, prévue le 18 septembre 2025. L’orchestre, dirigé par l’Israélien Lahav Shani, aurait dû se produire au Bijloke. Les organisateurs du festival gantois ont indiqué que ce chef d’orchestre dirige également l’orchestre philharmonique d’Israël. « Compte tenu de ce poste, nous ne pouvons pas fournir suffisamment de précisions quant à sa position par rapport au régime génocidaire de Tel Aviv », ont-ils déclaré, se disant profondément convaincus que la musique doit être une source de rapprochement et de réconciliation.

Le boycott de ce chef d’orchestre israélien a été ordonné alors qu’il s’était déjà prononcé à plusieurs reprises en faveur de la paix et de la réconciliation, rappellent les organisateurs mais ces derniers ont estimé ne pas pouvoir faire abstraction d’un contexte plus large. Ils renvoient notamment à l’appel de la ministre flamande de la Culture, Caroline Gennez, de ne pas nouer de partenariats avec des interlocuteurs qui ne prennent pas clairement distance avec le « régime israélien en place ». Début septembre 2025, Caroline Gennez, avait effectivement appelé le secteur culturel flamand à ne plus coopérer avec des partenaires israéliens qui refuseraient de prendre clairement leurs distances « avec le régime génocidaire de Tel Aviv ». Elle n’a pas non plus pas hésité à plaider pour un « vrai boycott culturel », soulignant que « C’est notre responsabilité partagée, de nos institutions, des directions et des conseils d’administration ». Un musicien est ainsi sanctionné non pour ce qu’il joue mais pour la nationalité de son orchestre. Comme si le passeport des instruments importe plus aux organisateurs du Gent Festival van Vlaanderen que l’accord des cordes. Lahav Shani n’a jamais affiché le moindre soutien au gouvernement israélien ni exprimé le moindre soutien à la guerre à Gaza. Les seules déclarations qu’il a pu faire concernent plutôt la paix et la réconciliation. C’est trop peu, disent ses accusateurs.

Par ailleurs, cette exigence est presque toujours sélective. Certaines causes font l’objet d’injonctions permanentes à prendre position, tandis que d’autres sont laissées dans l’ombre. Ce déséquilibre mine la crédibilité des institutions et brouille la frontière entre politique partisane et mission culturelle. Il est évident que les institutions culturelles ont une responsabilité éthique. Qu’elles choisissent de ne pas collaborer avec des artistes activement engagés dans la propagande d’État, dans l’incitation à la haine ou dans la légitimation de la violence, est une position défendable. Mais exiger d’un artiste qu’il produise une déclaration politique pour avoir droit à la scène, voilà une attitude inquiétante. Non seulement parce qu’elle confond identité nationale et complicité, mais surtout parce qu’elle transforme la culture en chambre d’écho idéologique.

Test de loyauté idéologique

Conditionner l’accès à la scène à une affiliation « acceptable » ou à une déclaration politique de conformité, c’est oublier que la culture ne vaut que par son universalité. Il s’agit donc de sanctionner aujourd’hui un artiste non pas pour ce qu’il a dit, mais pour ce qu’il n’a pas dit ; ce qui constitue une dérive particulièrement préoccupante. En exigeant des créateurs qu’ils condamnent publiquement un État, une idéologie ou une cause avant de pouvoir se produire, certaines institutions culturelles instaurent de fait un test de loyauté incompatible avec les principes fondamentaux de la liberté d’expression. Cette pratique inverse la logique démocratique : la liberté d’expression protège tout autant le droit de parler que le droit de se taire. Forcer un artiste à se prononcer publiquement, sous peine d’exclusion, revient à imposer une parole contrainte. Ce n’est plus une prise de position volontaire, mais une déclaration imposée, dictée par la crainte de perdre une scène, un financement ou une carrière. L’artiste n’est plus évalué sur son œuvre, mais sommé de se justifier. C’est à lui de démontrer sa conformité idéologique, sous peine de voir son travail écarté. Le silence devient faute. La nuance devient complicité et la scène cesse d’être un espace de liberté pour se transformer en banc des accusés. Le musicien cesse d’être artiste pour devenir porte-voix. On ne lui reproche pas d’avoir mal dirigé, ni même de s’être tu : on lui reproche de ne pas répéter les invectives qu’on lui dicte. Voilà le vrai scandale : l’artiste ne doit plus parler sa langue, mais celle de ses inquisiteurs. On ne tolère sa musique qu’à condition qu’il chante aussi leur refrain politique. C’est une exigence totalitaire dans sa forme la plus subtile et une atteinte à la dignité de l’art. La qualité de l’œuvre devient accessoire, voire anecdotique. Seul le positionnement conforme à l’idéologie de l’inquisiteur a de la valeur.

Le chef d'orchestre israélien Lahav Shani ovationné par le public après une représentation avec l'Orchestre philharmonique de Munich en tant qu'invités au Konzerthaus Berlin dans le cadre du Musikfest Berlin, après leur annulation au Festival des Flandres à Gand. Le 15 septembre 2025. ©Reuters/Annegret Hilse.

Cette logique n’est pas inédite. Dans l’Amérique des années 1947-1956, le climat du maccarthysme a conduit les grands studios de Hollywood à exiger de scénaristes, réalisateurs et acteurs qu’ils condamnent publiquement le communisme. Le refus de coopérer avec le House Committee on Un-American Activities de la Chambre des représentants entraînait la mise sur liste noire et la fin de carrières entières. Ici comme aujourd’hui, la sanction frappait moins des actes répréhensibles que le refus d’adopter la posture politique attendue. Certes, les contextes diffèrent. Aujourd’hui, il ne s’agit pas d’une commission parlementaire ni d’une persécution d’État. Mais la logique présente des affinités troublantes : suspicion par association, exigence de confession publique, mise à l’écart pour non-conformité idéologique, etc. Dans les années 1950, nombre de carrières furent brisées non par des actes répréhensibles, mais par le refus de se plier à l’orthodoxie du moment.

Dans son essai Masse et puissance (Éditions Gallimard), Elias Canetti, l’écrivain britannique d’origine séfarade né en Bulgarie et prix Nobel de littérature en 1981, a montré comment les individus, saisis par la peur et la pression de la masse, cherchent à s’aligner sur des positions de plus en plus radicales. L’exclusion de l’artiste silencieux ou ambigu répond précisément à cette logique : la masse ne tolère plus le retrait, ni la nuance, elle réclame un signe visible et ostensible d’adhésion. Celui qui ne crie pas avec la masse devient aussitôt suspect. En se pliant à ce réflexe, les institutions culturelles cessent de jouer leur rôle de contrepoids et de lieux de pensée critique : elles s’abandonnent à la logique grégaire de la foule, à son besoin de désigner des « traîtres » et des « purs ».

Un artiste n’existe jamais sans institution

Pour faire croire qu’ils ne mènent pas un combat injuste, les partisans du boycott culturel et artistique d’Israël assurent qu’ils ne visent pas les individus mais les institutions : théâtres, opéras, festivals, musées, maisons de production. Ils disent vouloir sanctionner des structures, pas des personnes. L’argument, en apparence, est valide car il épargne les artistes. Mais en réalité, il les frappe de plein fouet. Car un artiste n’existe jamais en apesanteur. Il est toujours lié, directement ou indirectement, à une institution, à un orchestre, à une compagnie, à une maison d’édition qui l’emploie, le finance ou diffuse son œuvre. Écarter une institution, c’est priver de scène ou de tribune celles et ceux qui y travaillent. Derrière le discours du boycott « institutionnel », ce sont des créateurs bien réels que l’on empêche de se produire. Et parmi eux, il y a aussi des voix critiques du pouvoir en place, que l’on réduit au silence en les amalgamant à ce pouvoir. Dans ce cas de figure, l’artiste ou l’auteur est frappé d’une double peine. Netanyahou, Smotrich et Ben Gvir dissimulent d’ailleurs mal leur jubilation de voir des personnalités culturelles israéliennes critiques de leur politique subir un traitement qu’ils auraient souhaité leur infliger en Israël depuis longtemps.

On glisse alors de la responsabilité personnelle à la culpabilité par association. Un musicien n’est pas censuré pour avoir fait de la propagande, mais pour avoir un passeport, un employeur suspect ou une subvention douteuse. Un artiste n’est pas banni pour avoir appelé à la haine, mais parce que son orchestre, son festival ou son agent sont basés à Tel-Aviv ou à Jérusalem. Comme si chaque artiste devait répondre des décisions de son gouvernement. Comme si la nationalité valait complicité. Cette logique produit des effets contraires aux intentions proclamées. Elle isole les voix dissidentes qui auraient pu faire entendre un autre récit. Elle nourrit le discours de l’isolement et du repli, qui profite toujours aux factions les plus radicales. Et surtout, elle appauvrit ce que la culture devrait enrichir : la circulation des œuvres, la confrontation des sensibilités et des points de vue, l’expérience de l’altérité. Dire que l’on boycotte les institutions, et non les artistes, relève donc d’une illusion commode.

Appauvrissement de la culture

À ceux qui plaident pour ce type de boycott, on peut retourner la question : de quelle légitimité une institution culturelle peut-elle se targuer pour exiger d’un artiste qu’il se conforme à une ligne politique ? L’art doit-il être réduit à un badge idéologique, un certificat de conformité ? Une telle dérive fragilise la fonction même de la culture : non pas d’aligner, mais d’ouvrir ; non pas de sanctionner, mais d’interroger ; non pas d’imposer, mais de mettre en relation. En conditionnant la scène à des tests de loyauté, les institutions ne protègent pas la culture : elles l’appauvrissent et la fragilisent. Elles importent dans l’espace artistique les logiques de suspicion et de contrôle idéologique qui devraient en être bannies. En somme, elles commettent l’erreur de transformer la culture en instrument politique au lieu d’en préserver la liberté. Réclamer d’un chef d’orchestre qu’il condamne virulemment Israël, ce n’est pas défendre la paix : c’est abaisser la musique à la propagande. Ceux qui prétendent faire taire l’harmonie d’un orchestre pour imposer leur vacarme idéologique prouvent seulement qu’ils n’ont rien compris à la musique ni à la liberté.

Écrit par : Nicolas Zomersztajn
Rédacteur en chef
22 bis

Esc pour fermer

_Visuel ARTICLE REGARDS 2025-2026 (2)
Commander Nessi'a
A travers “Nessi’a”, Mireille Dahan nous fait voyager dans les histoires fondatrices de nos traditions en réinterprétant les textes bibliques.(...)
04/12/2025
Vie Juive
Collecte de dons 2025
Collecte de dons 2025
Grâce à votre soutien, nous continuons à célébrer la vie, à transmettre le plaisir, la pensée et la force du(...)
03/12/2025
Vie Juive
Visu Site Une (72)
Atelier Tenou’a à Beth Hillel
Une saison, quatre rendez-vous Tenou’a, quatre moments d’étude pour penser ensemble les grands textes de la tradition juive dans un
03/12/2025
Non classé
Jean Zay utick
Jean Zay, l’Homme complet
Avec "Jean Zay, l’Homme complet", Xavier Béja relate dans un seul en scène poignant la vie et l’œuvre de Jean(...)
03/12/2025
Véronique Lemberg
Culture, Mémoire
1121 Carnet de cuisine illu
Croustillant et divin, le schnitz-el
Carnet de cuisine
03/12/2025
Michèle Baczynsky
Vie Juive
85
Simone Veil et ses sœurs
"Les Sœurs Jacob" (Éditions Les Arènes) est un roman graphique polyphonique. Il ravive les voix de Simone, Denise et Milou(...)
02/12/2025
Tamara Weinstock
Mémoire, Culture