02/12/2025
Regards n°1121

La belgo-marocanité face à son héritage hébraïque

Les mobilisations récentes autour du Sahara occidental révèlent dans la belgo-marocanité l’affirmation d’un attachement affectif et historique à une terre présentée comme « originelle » s’accompagnant de la non-reconnaissance d’un rapport diasporique juif à la Terre d’Israël. Interroger cette dissonance, c’est ouvrir la voie à un récit plus juste, débarrassé des réflexes d’exclusion.

Il existe dans la belgo-marocanité une manière particulière d’inscrire son identité dans une histoire longue, faite de transmission, de continuité et de loyauté envers une généalogie territoriale. Les récentes mobilisations politiques et symboliques de la diaspora belgo-marocaine concernant le Sahara occidental ont mis en lumière un phénomène récurrent : l’activation d’un lien mémoriel qui perdure entre une communauté diasporique et une terre que l’on continue de porter en soi, par-delà les générations et la distance géographique.

Cependant, cette affirmation identitaire met en exergue une asymétrie. Tandis que la diaspora belgo-marocaine revendique la légitimité d’un attachement affectif et historique à une terre présentée comme « originelle », elle tend souvent à dénier à d’autres diasporas – notamment à la diaspora juive – la même légitimité à entretenir un rapport équivalent à leur terre ancestrale. Cette dissonance, loin d’être conjoncturelle, puise dans des strates anciennes de l’histoire marocaine et dans des mécanismes encore structurants.

C’est là que la dissonance apparaît : refuser ce que le simple principe de justice voudrait, à savoir reconnaître qu’il existe un rapport diasporique juif à la Terre d’Israël, légitime au moins autant que l’attachement que l’on peut éprouver pour une terre ancestrale que l’on aspire à retrouver. Car, il s’agit ici d’un rapport diasporique qui dépasse la simple défense d’un État. Il porte sur une idée plus transcendante : celle d’un attachement transcendant, puisqu’il lie une population dispersée à une terre perçue comme un refuge, assurant à la fois la préservation et la continuité, au-delà des enjeux politiques immédiats.

De même que le lien diasporique au Maroc historique peut être compris comme l’attachement à un héritage qui outrepasse la seule territorialité, – tout en permettant, depuis la diaspora, d’inscrire une part de soi dans une terre que l’on n’habite plus des générations mais que l’on continue de porter comme un repère ontologique -, celui de la diaspora juive à la Terre d’Israël procède d’un horizon analogue.

Certes, il ne s’agit évidemment pas de comparer deux histoires qui, par leur nature même, ne peuvent l’être. Le rapport juif à la Terre d’Israël s’est construit au fil des siècles, à travers des expulsions, des persécutions, des pogroms, des destructions, et, au XXe siècle, la Shoah : une expérience sans équivalent dans l’histoire diasporique marocaine. Le propos consiste à souligner un mécanisme particulier, une asymétrie :  le droit à revendiquer la portée historique de son propre attachement pour soi, mais à le dénier à autrui.

Refoulement marocain

L’asymétrie que nous observons ne relève pas d’une singularité contemporaine : elle s’inscrit dans l’histoire longue du Maroc, dans les rapports conflictuels et hiérarchiques entre communautés, ainsi que dans la place, accordée ou refusée, à la légitimité juive dans les récits nationaux et diasporiques marocains. Cette psyché marocaine qui ne se réapproprie son histoire juive que lorsqu’elle sert à renforcer l’identité majoritaire musulmane, et la refoule dans le cas contraire. Ce refoulement vise autant le rapport diasporique juif à la Terre d’Israël que celui des Juifs au Maroc dès qu’il s’écarte du narratif arabo-musulman dominant. Sa persistance impose un retour critique sur les mécanismes historiques, sociaux et politiques qui l’ont façonnée. Il ne s’agit pas seulement de constater une injustice actuelle, mais d’analyser les logiques anciennes intériorisées par la diaspora marocaine.

Il est utile d’examiner le narratif marocain pour comprendre ses choix mnésiques : ce qu’il retient, ce qu’il occulte, comment ces sélections se reproduisent réapparaissent dans les débats politiques actuels. Les structures sociales et juridiques ayant défini la condition des Juifs au Maroc éclairent cette asymétrie. Certes, il y eut de beaux moments que familles musulmanes et juives racontent avec fierté. Mais leur mobilisation politique relève d’une malhonnêteté intellectuelle : ces récits familiaux, instrumentalisés, effacent la dimension systémique et les statuts codifiés de l’époque. Oui, les Juifs ont subi une oppression systémique, certes pas systématique, inscrite dans le droit et les usages. Être dhimmi signifiait vivre dans une hiérarchie normalisée et légitimée par le pouvoir, où sécurité et liberté dépendaient de la clémence de l’autorité. Ce système d’organisation sociale a institué un régime différentiel d’appartenance, hiérarchique, et a normalisé la subordination juive.

À ces oppressions systémiques venaient s’ajouter des violences beaucoup plus directes : la population juive marocaine a été confrontée à des pogroms et massacres. Citons le Massacre de Fès (1032-1033), les émeutes de 1276, ou encore les violences sous le règne de Moulay Yazid (1790-1792), avec pillages et meurtres dans de nombreuses villes. Le paiement de la Jizya, taxe infamante et obligatoire, ne leur offrait que peu de garanties de protection. En outre, les codes vestimentaires et distinctions imposés ont constitué une constante, même si leurs formes et couleurs ont évolué avec le temps. La condition de dhimmi, plus qu’un simple statut légal, a laissé des traces prégnantes dans les structures sociales et les représentations collectives marocaines.

De la subordination structurelle aux violences du début du XXe siècle

La condition de subordination des Juifs, héritée du statut de dhimmi, ne disparaît pas avec l’entrée dans la modernité. Cette continuité explique que l’asymétrie dans les récits et la mémoire se maintienne, refusant de reconnaître pleinement cette histoire de discrimination et de violences.

Les journées sanglantes de Fès en 1912 en offrent un exemple tragique : des dizaines de Juifs furent tués, leurs biens pillés et leurs maisons incendiées. Cet événement montre que les structures d’infériorisation héritées du statut de dhimmi pouvaient, dans un contexte de basculement politique (ici l’instauration du protectorat français), se muer en violences de masse. Cette séquence de violences se poursuit à l’orée des années 1940. Sous le régime de Vichy, le Maroc se voit appliquer des lois antijuives via des Dahirs royaux, qui restreignent l’accès des Juifs à la fonction publique (13 octobre 1940), limitent l’exercice de nombreuses professions dans le secteur privé (5 août 1941) et imposent leur relogement dans les mellahs, les excluant des villes nouvelles (19 août 1941). L’antisémitisme d’État venu d’Europe s’est étendu au Maroc, venant renforcer et compléter des dispositifs islamiques discriminatoires déjà établis. C’est dans ce prolongement que plusieurs camps de travail, relevant du protectorat français, furent créés pour y interner des Juifs dans des conditions extrêmement dures. Le cas le plus emblématique est celui du camp de Berguent, à Aïn Béni Matar : près de 400 Juifs y furent enfermés, soumis à des travaux pénibles et à des traitements particulièrement violents.

Ainsi, loin de se limiter à l’Europe, le traitement des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale a également concerné le Maroc. Reconnaître cette réalité ne signifie pas assimiler le Maroc à la logique exterminatrice nazie, mais comprendre que la Shoah, dans ses ramifications politiques et administratives, a touché aussi les terres où vivaient les ancêtres de la diaspora belgo-marocaine.

La fin de la Seconde Guerre mondiale n’ouvre pas véritablement une ère de sécurité pour les Juifs au Maroc. Les années suivantes voient la montée de tensions, amplifiées par le contexte régional et les soubresauts de la décolonisation. Les émeutes d’Oujda et de Jerada (1948) en sont l’illustration : des violences anti-juives éclatent peu après la proclamation de l’État d’Israël, faisant plusieurs dizaines de morts et accentuant la peur au sein de la communauté juive. Parallèlement, la rhétorique nationaliste de l’Istiqlal, ainsi que la promotion du panarabisme et du panislamisme par Allal El Fassi, marginalisent de facto les minorités, y compris les Juifs, en dépit des déclarations officielles sur l’égalité citoyenne. Les discours panarabes exaltent une identité arabo-musulmane excluant la communauté juive, tandis que judaïsme, sionisme et colonialisme sont souvent assimilés, renforçant le sentiment d’insécurité et alimentant les discriminations de fait.

À cette pression s’ajoutent des drames humains, comme le naufrage de l’Egoz (1961), qui endeuille la communauté juive et catalyse des négociations secrètes entre Israël et le Maroc. L’Opération Yakhin (1961–1964) permet l’émigration légale, dans des conditions strictes incluant le paiement de sommes d’argent et des accords financiers précis. Ces conditions montrent que ce départ massif a été encadré par l’État marocain. Ainsi, l’émigration massive des Juifs du Maroc doit être comprise non comme un mouvement volontaire, mais comme l’aboutissement de contraintes multiples et convergentes, les plaçant dans une situation de quasi-obligation de départ.

Le mythe du « vivre-ensemble marocain »

Les souffrances et discriminations subies par les « Juifs marocains » ne peuvent plus être éclipsées derrière ce sempiternel mythe du « vivre-ensemble marocain ». Même l’expression « Juifs marocains » traduit l’asymétrie : elle marque l’altérité en les distinguant des Marocains musulmans, considérés comme norme. « Marocains juifs », en revanche, souligne leur appartenance nationale – formule jamais utilisée par les autorités marocaines.

Pour dépasser cette dissonance, la diaspora belgo-marocaine doit reconnaître pleinement l’histoire hébraïque, avec ses beaux moments et ses oppressions, et affirmer le droit du peuple juif à s’émanciper, à se constituer souverainement et à poursuivre ses aspirations culturelles et politiques. En réalité, la question est simple : voulons nous persister dans un narratif marocain encore schizophrénique, qui se veut proche des « Juifs marocains » tout en maintenant des grilles de lecture dhimmisantes au sein de la majorité musulmane, ou le dépasser, ne plus attendre une évolution lente et empreinte de calcul politique et prendre la responsabilité d’écrire nous-mêmes de nouvelles pages de ce récit ? Il convient de répondre par l’affirmative avec courage, sans asymétrie, car c’est ainsi que se défend dignement la belgo-marocanité. 

Écrit par : Fouad Benyekhlef

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