Il y a quelques semaines, un magistrat à la tête d’un comité de suivi des services de renseignements belges ayant souligné l’influence de l’extrême droite au sein de l’armée s’est vu reproché par un autre éminent magistrat son manque d’objectivité et de distance critique dans l’évaluation de la réalité à cause de ses origines juives. Il aurait « une histoire très particulière » qui le conduirait à exagérer et à dramatiser le phénomène qu’il analyse : « Il a été marqué par l’histoire de sa grand-mère qui a dû se balader avec une étoile jaune ».
Des historiens juifs dont les recherches portent sur l’antisémitisme peuvent aussi être ramenés à leur identité juive lorsque les conclusions de leurs travaux dérangent. En France, l’historien Georges Bensoussan s’est vu reproché son identité juive qui l’empêcherait de travailler en toute objectivité sur l’histoire de l’antisémitisme et la soumission de la minorité juive dans le monde arabo-musulman. « Certains de mes contempteurs ont mis en doute mon travail sur les Juifs du monde arabe parce que, disaient-ils, j’étais “trop concerné” par cette histoire », se souvient Georges Bensoussan. « En bonne logique, ils auraient dû ajouter qu’une école historique française sur la France constitue une aberration intellectuelle. Mais mon origine judéo-arabe semble perturber ces inquisiteurs bien davantage que toute autre origine et que toute autre racine. C’est en cela que ce renvoi du locuteur à sa biographie est un mécanisme totalement idéologique, dépourvu de fondement rationnel et une manifestation probante de la bêtise ».
On aurait tort de penser que ce phénomène soit récent. Déjà dans les années 1980, l’historien israélien Saül Friedländer, un des plus grands spécialistes de la Shoah, s’est retrouvé sèchement renvoyé à son identité juive par certains de ses collègues allemands. Ils lui ont opposé le discours rationnel de l’historiographie allemande à la mémoire mythique des victimes des historiens juifs. Ce reproche aussi infondé et injuste passe à côté de l’essentiel. La question n’est pas de savoir qui écrit mais ce qu’il écrit. Et dans le cas de Saül Friedländer, l’incidence biographique (enfant caché rescapé de la Shoah) n’est pas déterminante car parmi les historiens de la Shoah, il est celui qui a le plus réfléchi, à la fois en théoricien et en praticien, sur la question du rapport existant entre l’histoire et celui ou celle qui l’écrit.
Suspicion de subjectivité visant les Juifs
Le monde académique s’accorde sur l’exigence de traiter un objet d’étude qu’avec distance. Or, cette exigence que certains imposent de manière impitoyable aux uns, ne s’applique pas à tout le monde. Il existe une tendance contraire, surtout dans le sillage des études décoloniales, où la suspicion de subjectivité visant les Juifs disparait complètement quand il s’agit des « racisés » ou des « dominés ». La similitude entre le chercheur et l’objet de sa recherche est même érigée en nécessité. Toute personne ne serait pas autorisée à parler de n’importe quel sujet. Ainsi, seule une personne « concernée », c’est-à-dire qui a éprouvé dans sa chair la réalité un rapport de domination peut plus légitimement que d’autres analyser de manière cohérente la problématique envisagée. Dans Ce que le militantisme fait à la recherche (éd. Gallimard), la sociologue française Nathalie Heinich décrypte cette mise en avant de la subjectivité comme critère de vérité qui contrevient aux principes de rigueur scientifique : « le ressenti, le vécu deviennent les garants de vérité du discours. Pire, l’expérience individuelle est érigée en garant de justesse du discours tenu sur le groupe auquel on appartient ou proclame appartenir : il faudrait être lesbienne pour parler d’homosexualité féminine, noire pour traduire une poétesse afro-américaine et arabe pour étudier le racisme ».
Cette différence de traitement et cette inversion des valeurs fait écho à l’exigence d’universalisme le plus abstrait auquel doivent se conformer les Juifs et à la valorisation des particularismes dont les minorités « racisées » ou « dominées » peuvent faire preuve sans limite. « C’est le moyen détourné de remettre sur le métier une très vieille antienne et une très ancienne rengaine : la disparition du signe juif », explique Georges Bensoussan. « On accepte le Juif à condition qu’il ne parle plus comme juif. En d’autres termes, on accepte le Juif pour autant qu’il ne le soit plus ». C’est pour cette raison qu’un certain nombre de Juifs complètement aliénés par leur condition commencent toujours à prendre la parole en public en rappelant que ce n’est pas en tant que juif qu’ils parlent mais en tant que citoyen ou en tant que ceci ou cela. Or, on ne verra jamais un non-Juif dire que c’est en tant que français ou belge qu’il parle. Ils n’ont pas besoin de se démarquer de leur identité française ou belge pour exprimer leur point de vue. Mais aux Juifs, on demande toujours de se démarquer de leur judéité parce que sur le fond, le signe juif est le signe de trop. Dans son essai Circonstances 3. Portées du mot « juif », le philosophe français Alain Badiou illustre parfaitement cette exigence adressée aux Juifs de renoncer à tout particularisme au nom des principes universels. Heurtant l’humanité dans ce qu’elle a d’universel, ce particularisme juif serait selon Badiou la source première de l’antisémitisme. Ce philosophe marxiste en conclut virulemment qu’il est impératif de se débarrasser du « nom » juif !
Loin de favoriser la diversité culturelle permettant de mieux cerner la condition juive, l’émergence des études décoloniales et de toute une série d’études de groupes minoritaires a renforcé l’idée selon laquelle la persistance du signe juif serait l’expression de passions juives nauséabondes. Dans l’univers du militantisme et des études décoloniales, le particularisme juif est effectivement perçu comme celui qui hiérarchise ou comme une forme de distinction qui ne se situe pas sur le même plan que celui des autres groupes minoritaires. « C’est une tension interne héritée du christianisme où le particularisme juif prend toujours le chemin d’une mise en exception et jamais d’une normalisation », observe Danny Trom, sociologue chargé de recherche au CNRS et rédacteur en chef adjoint de la revue K, Les Juifs, l’Europe et le 21e siècle. « Lorsque Saint-Paul déclare dans son Epitre “qu’il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus’’, il met en équivalence les peuples en les unissant dans la foi chrétienne. Ce qui ne fonctionne pas avec les Juifs qui s’y opposent. Mais le problème, c’est qu’il n’y a que les Juifs qui s’y opposent. Ce problème structurel continue de se poser aujourd’hui. Le processus différentialiste généralisé se prolifère sous la forme de revendications identitaires sans jamais inclure les Juifs, précisément parce que le particularisme juif est dépeint sous les traits du refus d’une mise en équivalence ou du refus d’une forme d’horizontalité alors que toutes les autres minorités dites racisées s’y alignent ».
« Blanchité juive »
C’est de cette manière que les Juifs sont renvoyés à la case « blanche » ou « blanchité ». Selon la vulgate antiraciste décoloniale, l’intégration des Juifs serait le signe d’une « trahison » de leur condition minoritaire authentique et de leur identification à la domination blanche discriminant les « racisés ». Ils auraient réussi grâce aux discriminations visant les minorités « racisées ». Par voie de conséquence, les Juifs deviennent des blancs, et même des super-blancs ! « Dans les discours sur la “blanchité juive”, les Juifs cessent non seulement d’occuper une position minoritaire, mais ils en viennent également à jouer le rôle de l’archi-dominant », précise le sociologue et philosophe hongrois Balázs Berkovits qui montre comment les Juifs ont été progressivement définis comme des « blancs » dominants et privilégiés par un discours antiraciste décolonial. « Le concept de “blanchité” colonise le “juif”, et déclenche automatiquement la critique. Sous couvert d’une critique du pouvoir et de la domination, cette rhétorique se présente comme n’étant affecté d’aucun antisémitisme. Pourtant, le “juif” non seulement renforce le “blanc”, mais devient le “super-blanc” : la signification de la catégorie “blanc” se trouve modifiée par l’inclusion du “juif”. Lorsque “juif” et “blanc” sont associés dans le discours, c’est le contenu antisémite de “juif” qui est mis en avant. Et lorsque la critique apparemment progressiste du pouvoir et les stéréotypes antijuifs se croisent, le “Juif” se trouve doté de toutes les caractéristiques propres à l’histoire de l’antisémitisme ».1 Voilà donc comment de manière très perverse un discours prétendument antiraciste et censé déconstruire les imaginaires racistes recycle les préjugés séculaires de la domination juive.
Les Juifs se trouvent donc dans une impasse d’assignations et d’injonctions contradictoires où, quoi qu’ils fassent, cela se retourne toujours contre eux. Quelles s’expriment au nom d’une forme dévoyée de l’universalisme ou au nom de l’antiracisme décolonial, ces injonctions adressées aux Juifs dissimulent mal une grande violence pour ceux qui désirent se définir pleinement et positivement comme juifs. Cette violence n’est pas seulement symbolique, elle incite à la haine des Juifs et à en faire la cible de violences verbales et physiques.
1 Balázs Berkovits, « De quelle couleur sont les Juifs ? », K, 14 juin 2021.