A quelque chose malheur est bon. Peut-être.

Elie Barnavi
Le bloc-notes d’Elie Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël
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Le lundi 23 février 2023, la Knesset a voté en première lecture les deux premières lois du coup d’État constitutionnel concocté par le gouvernement Netanyahou. Présentés comme des amendements à la Loi fondamentale sur le pouvoir judiciaire, il assure, pour l’un, le contrôle absolu du gouvernement sur le Comité de nomination des juges, pour l’autre, il interdit à la Cour suprême de censurer les lois votées par la Knesset. Ces deux textes, en attendant ceux qui doivent suivre, abolissent à eux seuls la séparation et l’équilibre des pouvoirs sans laquelle il n’est pas de démocratie libérale.

C’est une crise sans précédent dans l’histoire de ce pays, qui n’en a pourtant pas été avare, un de ces moments de bascule qui séparent les annales d’un peuple entre un avant et un après, une révolution pour tout dire. Et, comme toute révolution, celle-ci prend les allures d’une guerre civile, pour l’heure latente, mais qui risque à chaque moment de verser dans la violence. Deux camps se font se font face, dans un combat en apparence inégal : d’un côté, le noyau dur de « bibistes » prêts à s’immoler par le feu sur l’autel du grand homme (je ne parviens pas à oublier la déclaration d’amour de l’un d’entre eux, entendue à la radio lors d’une des dernières campagnes électorales : « Même s’il violait ma fille, je voterais encore pour lui ! ») ainsi que l’ensemble, ou peu s’en faut, du camp religieux, divisé entre haredim et nationaux-religieux, mais tous unis dans la haine de la « gauche » et de ses bastions supposés, les tribunaux, l’Université, la presse. Ce terme insultant de « gauche » comprenant des gens de droite, voire de la droite dure – un Naftali Bennett, par exemple, ou un Gideon Saar – coupables d’avoir failli au Lider Maximo. De l’autre côté, toutes les forces vives de la nation, sans lesquelles elle ne saurait ni se défendre, ni produire, ni tenir son rang dans le monde. Mais voilà, les premiers sont au pouvoir, ont la rage au cœur et il leur semble qu’ils tiennent une chance unique de refaçonner le pays à leur image. La démocratie, pour eux, commence et se termine dans l’urne ; ils n’ont pas lu Rousseau, mais ils ont découvert tout seuls la loi d’airain de la volonté générale : ils sont majoritaires, donc ils ont raison.

Ils auraient tort même s’ils étaient majoritaires, or ils ne le sont même pas. La coalition a obtenu aux dernières élections moins de voix que ses adversaires, et seuls l’imbécillité de ces derniers, incapables de s’unir et d’éviter ainsi la perte sèche d’au moins sept mandats, lui a assuré la pluralité des sièges au parlement. Pis, tous les sondages montrent qu’une forte majorité d’Israéliens rejettent leur coup judiciaire. Selon la dernière enquête d’opinion du Israel Democracy Institute, 66% pensent que la Cour suprême doit continuer à pouvoir annuler des textes législatifs incompatibles avec les Lois fondamentales, 63% s’opposent au changement de la méthode de sélection des juges. Plus significatif encore, de fortes minorités parmi les électeurs des partis qui forment l’actuelle coalition se disent opposés aux « réformes ». Bref, contrairement à la propagande gouvernementale, le peuple d’Israël n’a pas voté pour « ça ».

Il importe de comprendre que l’on n’est pas dans un affrontement politique normal en démocratie, où les différents sont susceptibles d’être résolus par quelque compromis. Faut-il, oui ou non, une énième réforme de l’Etat fédéral en Belgique ? Est-on pour ou contre la réforme des retraites en France ? Heureux pays. Non, en Israël le débat se définit pour les deux camps en termes existentiels. Il s’agit de savoir sous quel régime nous allons vivre, autrement dit de quoi sera faite notre vie et la vie de nos descendants. L’idéal de l’un est le cauchemar de l’autre. Voilà pourquoi aucun des deux camps en présence ne peut se permettre de baisser les bras. Et voilà pourquoi aucun « compromis » ne se profile à l’horizon. Alors, comment ce bras de fer va-t-il se terminer ?

 

Je ne sais pas. Mais je sais trois choses. La première est que Netanyahou n’est plus le maître de son camp. La raison en est simple : il a lâché les chiens fous de l’ultranationalisme et du fondamentalisme révolutionnaire, et il n’est plus en mesure de les contrôler. Coincé entre son désir d’échapper à la prison – ce qui le pousse à laisser faire ses incommodes partenaires –, et son double souci d’empêcher l’économie de sombrer et d’apparaître aux yeux des Américains comme le garant de l’ordre démocratique – ce qui devrait le déterminer à les mettre au pas –, il est guetté par la paralysie. 

La deuxième est l’émergence incroyablement rapide d’une opposition puissante et aussi déterminée d’aller jusqu’au bout que ses adversaires. Je ne parle pas de l’opposition parlementaire, qui est ce qu’elle est. Mais de l’opposition nationale, dont l’unité et la ferveur idéologique, nées du désespoir, sont la grande nouveauté de cet hiver révolutionnaire. Cette unité et cette ferveur idéologique étaient jusqu’ici l’apanage de la droite colonisatrice ; ce n’est plus le cas. La mer bleu-blanc qui noie les dizaines de milliers de manifestants a une seule signification : le camp démocratique s’est réapproprié le drapeau national, jusqu’ici monopolisé par la droite, voire la droite extrême. Je comprends que les Palestiniens y voient une preuve de plus de leur exclusion du débat national. Et certes, il faudra bien affronter un jour la contradiction inhérente à une société qui se veut démocratique et tolère en même temps la perpétuation d’un régime d’occupation brutal d’un peuple soumis à sa loi. Mais que la démocratie soit défaite, et aucun combat en faveur des droits des Palestiniens ne sera possible.

La troisième, enfin, est grosse de menaces pour Netanyahou, sinon pour les fous de Dieu, qui s’en moquent : c’est le front de l’étranger. Les Américains s’énervent, publiquement. L’évocation rituelle des « valeurs partagées par nos deux démocraties » sert désormais à une mise en garde de moins en moins voilée contre un assaut contre la démocratie israélienne qui ne laisserait plus rien à « partager ». Les Européens s’agitent. En visite à Paris pour trouver quelque consolation et redorer son blason démocratique dans les bras de son « ami » Macron, Netannyahou a été durement pris à partie par le président français, et l’Élysée a pris soin de fuiter la leçon de démocratie de ce dernier dans Le Monde. Ensemble, Américains et Européens se sont retrouvés le lundi 20 février au siège de l’ONU à New York pour une « déclaration présidentielle » condamnant les implantations israéliennes en Cisjordanie, adoptée à l’unanimité par les quinze membres du Conseil de sécurité. Au train où vont les choses, la prochaine fois, ce sera non une « déclaration présidentielle » sans effet contraignant, mais une véritable résolution du Conseil, à laquelle les États-Unis, agacés par le comportement de leur turbulent et ingrat allié, se garderont bien d’opposer leur droite de veto.

L’Histoire, déesse rusée comme chacun sait, est peut-être en train de nous servir un plat à sa façon. En essayant d’abattre l’édifice fragile de la démocratie libérale israélienne, la coalition d’excités qui nous sert de gouvernement est en train d’arracher le masque d’hypocrisie à tout le monde. Aux Israéliens, en leur montrant où mènent les tendances lourdes de la politique de leur pays depuis la guerre des Six-Jours. Car rien de tout ce que nous vivons aujourd’hui n’eût été possible sans l’empoisonnement de l’esprit public, plus d’un demi-siècle durant, par les effets délétères de l’Occupation. Et à la mal nommée « communauté internationale », en l’obligeant à se confronter aux tissus de mensonges, dont le caractère « temporaire » de notre présence en Cisjordanie n’est pas le moindre, que nous avons été si habiles à tisser. A quelque chose, qui sait, malheur est bon.

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Dr Amos Zot
Dr Amos Zot
1 année il y a

“Et certes, il faudra bien affronter un jour la contradiction inhérente à une société qui se veut démocratique et tolère en même temps la perpétuation d’un régime d’occupation brutal d’un peuple soumis à sa loi. Mais que la démocratie soit défaite, et aucun combat en faveur des droits des Palestiniens ne sera possible.”
Rien que cette phrase prouve qu’en Israël, il n’y a pas que des fous de Dieu.

Douenias Giacomo
Douenias Giacomo
1 année il y a

Une fois de plus Elie Barnavi enfourche son cheval de prédilection anti-Bibi auquel il ne pardonne toujours pas son éviction de l’Ambassade d’Israel en France.
Son article trop long appelle de nombreuses réponses. Je me bornerai à reprendre le “coup d’etat constitutionnel” quand il parle de la réforme judiciaire en cours. Que ne parle-t-il pas du coup d’etat constitutionnel réussi par Aharon Barak en 1995 ?

André Versaille
André Versaille
1 année il y a
Répondre à  Douenias Giacomo

Merci, cher Elie Barnavi, pour cet article qui peut – un peu – nous redonner espoir ! Je le partage sur mon FB, et l’envoie à mes amis qui ont Israël au cœur. Courage !

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Elie Barnavi
Elie Barnavi
Historien, professeur émérite de l’Université de Tel-Aviv et ancien ambassadeur d’Israël