Que la colonisation fut un crime et que la condition de colonisé fut une condition humiliante et aliénée, est une évidemment une réalité que personne ne peut contester. Mais à la formule « L’Occident, pourquoi tant de haine ? », Kamel Daoud préfère la question : « Que faire de l’ancien colonisateur ? » Cette question se révèle à lui comme une urgence lui imposant de trouver une réponse comme condition impérative pour envisager un avenir serein et une vraie libération intérieure.
« Pendant longtemps, nous nous sommes posé la question ‘‘que faire du colonisé ?’’ et elle n’a jamais trouvé de réponse qui ne fut pas un effacement », explique Kamel Daoud. « Ce crime explique l’hypermnésie dont souffrent les anciens colonisés. On ne veut se souvenir que de ce que le déni a effacé. Comment expliquer autrement que les enfants des indépendances, dont je fais partie, soient obligés de se souvenir sans faillir de la guerre et de ses actes, de réciter les chiffres et les pertes et de se faire ventriloques des martyres et des ancêtres. La sommation qui accompagne la naissance et se perpétue jusqu’à l’âge adulte est même proclamée dans les deux camps. D’abord chez les miens qui refusent depuis si longtemps toute parole dissidente, c’est-à-dire une parole qui défend le droit au présent et plaide la liberté face à ce qu’Albert Memmi, dans le féroce Portrait du décolonisé, nomme ‘‘l’écrasement du présent’’. Toute parole séditieuse est considérée comme traîtrise. Les régimes en place en ont fait une rente éditoriale, un refus et même un confort. La règle de ce confort est qu’il est plus facile de déboulonner la statue d’un tyran, au Nord, sous les smartphones, que de déboulonner un vrai tyran, vivant, au Sud. Cette hypermnésie m’est aussi dictée en Occident comme un devoir parce qu’on y confond culpabilité et compromission. Étrangement, j’ai découvert depuis quelques années qu’en Occident, si je ne joue pas au colonisé en colère, je cesse presque d’être visible et crédible auprès de certains progressistes. Mon discours fait défaut au casting de ma condition. Je fus même sommé de garder le silence. Ils m’expliquaient qu’ils pouvaient mieux que moi-même défendre ma cause. Le décolonial coupe la parole comme le faisait autrefois le colonisateur. »
Déni du présent
Si Kamel Daoud insiste tant sur cette hypermnésie de la colonisation chez les anciens colonisés, c’est surtout parce qu’il a pris conscience que le souvenir de cette douleur efface les traces du présent. « Ce déni du présent m’incommode », souligne Kamel Daoud. « La précaution m’oblige à citer une fois de plus Albert Memmi. ‘‘Dire la vérité à son peuple, même si les autres peuvent l’entendre et s’en servir, n’est pas ajouter à ses misères mais au contraire le respecter et l’aider’’, écrit-il dans son Portrait du décolonisé. Né dans un pays qui a payé sa libération par la chair des siens, je sais combien la colonisation a massacré. Mais est-ce une raison pour m’interdire la parole au présent ? Dois-je refaire une guerre que je n’ai pas vécue ou plutôt jouir d’une liberté qui a été chèrement payée et qui m’était destinée ? Et si la théorie selon laquelle la colonisation explique tous nos malheurs n’était que l’alibi des hypermnésiques que nous sommes, frappés du malheur de se souvenir de tout et ne rien pouvoir faire ? »
Kamel Daoud n’ignore pas que son envie de sortir de cette hypermnésie mémorielle et son plaidoyer pour un présent de vérité et un avenir de conscience de soi procèdent plus de l’utopie que de la possibilité immédiate. Mais cela ne l’empêche pas d’en parler et de se faire l’avocat de cette ultime indépendance, celle qui impose de se libérer de ses faiblesses au lieu de continuer à plaider la faute de l’Autre et faire l’apologie indépassable de la victime. Cette espérance incomprise exige de la patience et de l’indifférence face au procès en traîtrise. « Mais à quoi bon réfléchir si on n’est pas dissident », réagit Kamel Daoud. « J’ai plus d’admiration pour la figure du traître que pour celle du prophète. Car le traître est nécessaire pour la vérité. Trahir, c’est dire. On se plaît à répéter que traduire c’est trahir. Je pense que le contraire est encore plus vrai. Trahir, c’est traduire les choses. » Ce faisant, Kamel Daoud s’impose comme le digne successeur d’Albert Memmi en donnant aux opprimés une voix, mais aussi les moyens d’une libération autant intérieure que politique.