En tant qu’historien, spécialiste des Etats-Unis, comment vous êtes-vous intéressé à Ernst Hanfstaengl et pourquoi avoir choisi d’écrire un roman ?
Thomas Snegaroff : Cela faisait longtemps que je voulais écrire sur les Etats-Unis fascistes. A mesure que je travaillais sur le sujet, je tombais souvent sur ce personnage. Hanfstaengl étant nommé responsable de la presse étrangère du Reich en 1933, il est l’interface entre Hitler et les Américains. L’idée d’un roman s’est vite imposée dans la mesure où, malgré l’importance de la documentation, il y avait pas mal d’endroits où le mystère pouvait s’inviter. Cela m’offrait une liberté et un espace d’interprétation pour envisager au plus près ce personnage si difficile à saisir.
On sait ce qu’Hitler a apporté à Hanfstaengl : un statut. Mais qu’a-t-il concrètement apporté à Hitler ? « Sans Putzi », écrivez-vous « le Führer n’aurait pas connu la même ascension ».
Thomas Snegaroff : Hanfstaengl a été considéré comme très secondaire dans l’histoire du nazisme. Pourtant pendant quelques années, il a apporté un soutien affectif à Hitler, ce qui n’est pas rien. Il lui a apporté de l’argent, lui a fait rencontrer de grandes familles. Il l’a aussi poussé à lire des textes idéologiques américains sur la théorie de la race. Quand Hitler rencontre la famille Wagner, il est là. C’est une sorte d’intermédiaire. Il fait partie de cette famille d’ombres et de fantômes autour d’Hitler, qui ont joué un rôle à un moment, puis ont été effacés de l’Histoire. Pour l’écriture de Mein Kampf en particulier, Putzi se rend en prison, fait lire des livres à Hitler. Il y a beaucoup d’allusions aux Etats-Unis dans Mein Kampf. La dimension affective est importante : en sortant de prison, Hitler se rend chez Putzi pour fêter le réveillon de Noël.
Putzi est le récit d’un attachement, d’une ascension, puis d’une chute. Humilié par l’entourage d’Hitler, ostracisé, il se retrouve en 1936 comme un « chien sans maître » et décide de rentrer aux Etats-Unis où il va, pendant la Seconde Guerre mondiale, livrer à Roosevelt des renseignements sur le Führer.
Thomas Snegaroff : Il est envoyé au Canada où, il y avait des camps où on mélangeait des nazis et des Juifs. Tout d’un coup il pense avoir une fonction, un destin, et en même temps il y a quelque chose de l’ordre du dépit amoureux. Quand il est informateur auprès de Roosevelt, il est encore en train de réaliser son fantasme, il est dans la tête d’Hitler. On parle toujours de fascination, de sidération, d’obsession quand on parle des masses. L’attachement de Putzi, c’est aussi celui des Allemands avec Hitler.
En vous suivant dans votre enquête en Allemagne, on est effectivement frappé de la permanence d’un antisémitisme ordinaire. Comme lorsqu’une passante à qui vous dites que vous allez rencontrer à Munich le cinéaste Hans-Jürgen Syberberg vous demande s’il est Juif.
Thomas Snegaroff : Elle me le dit avec une candeur et un naturel absolus. Moi qui suis Juif, cela me désarme complètement. Tout à coup on se rend compte de la proximité du temps ; les immeubles sont encore là, les arbres sont encore là, et cette pensée traîne toujours. Dans la foulée, je rencontre Syberberg qui me confie que l’Allemagne n’a jamais été autant elle-même que sous Hitler !
Ce qui est fascinant, c’est aussi tout ce que l’on apprend sur l’antisémitisme américain. On ne peut s’empêcher d’y trouver un écho dans l’actualité récente.
Thomas Snegaroff : Il faut se souvenir comment Henry Ford diffuse Les Protocoles des Sages de Sion. Et même avant l’arrivée d’Hitler : les quotas d’étudiants juifs dès les années 1920 à Harvard, Princeton ou Yale, puis l’Immigration Act de 1924… Quand je raconte que Putzi tente de convaincre Hitler de s’allier aux Etats-Unis, il y a déjà un terreau fertile. Les lois de Nuremberg vont ensuite inspirer les lois de ségrégation raciale en 1935. Aujourd’hui, quand on entend Trump avec son discours « America First », qui est le duplicata du slogan du lobby isolationniste antisémite des années 1930, on voit qu’il y a quelque chose qui s’inscrit dans le temps long.