Du Juif de Malte aux Juifs de Malte

Armand Schmidt
Minuscule archipel au cœur de la Méditerranée, Malte est certes plus connu pour sa croix, son Ordre des Chevaliers et son faucon, que pour sa communauté juive. Numériquement faible, celle-ci a pourtant presque toujours existé et se porte bien. Le dicton qui disait qu’à Malte « ni rats, ni Juifs ne pouvaient exister » est loin de la réalité.
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« Pour l’amour de Notre Père Jahvé ». Cette inscription en caractères phéniciens l’atteste, la petite communauté juive de Malte remonte à la conquête de l’île par des marchands phéniciens il y a près de trois millénaires. L’archipel maltais, comprenant les îles de Malte et Gozo, a été maintes fois conquis au cours de son histoire : après les Phéniciens, ce fut le tour des Romains, des Turcs, des Croisés en route pour Jérusalem, et finalement des Anglais. La présence juive se retrouve également dans des noms de lieux comme le terrain Tal-Lhudi, le cimetière Qbur Il-Lhud, une poterne Lhudi (« Lhud » signifiant Juif).
Sous l’occupation musulmane, de 870 à 1061, date d’arrivée des Normands, les Juifs, implantés à l’intérieur des murs de Mdina ou du port de Birgu, exerçaient toutes les professions -commerçants, courtiers, prêteurs sur gages, et petits artisans tels que forgerons et fabricants de chandelles- et avaient le droit de posséder des terres et des propriétés. Vu leur niveau d’éducation élevé, contrai-rement à une majorité de Maltais analphabètes, on trouvait parmi eux de nombreux médecins et notaires dont la renommée allait jusqu’en Italie du Sud. Leur intégration à leur environnement chrétien était telle que les autorités religieuses émirent des protestations du fait que les maisons habitées par des Juifs étaient mitoyennes des églises. A Gozo par contre, île essentiellement rurale, ils habitaient plutôt dans les faubourgs de la petite capitale (Rabat).
Les Juifs de Malte jouissaient d’un certain nombre de privilèges et d’un degré de tolérance. Le roi de Sicile, suzerain de Malte, les protégeait, car pour le Trésor, ils constituaient une source de revenus appréciable. Les jours de fêtes chrétiennes, on les obligeait à payer une dîme à l’Eglise et aux notables, et à demander le pardon général de leurs fautes moyennant une amende. Ils étaient en revanche exemptés du service de la Milice, de l’entretien des remparts et de la garde côtière, leurs contacts avec les musulmans d’Afrique du Nord suscitant la méfiance. En compensation, des corvées de ravitaillement en eau, la fourniture d’outils et de matériaux leur étaient imposées. Pour les distinguer des chrétiens, ils portaient sur leurs vêtements la « rotella », rond de tissu rouge. Il était interdit aux hommes de se raser, et s’il est arrivé que certains d’entre eux soient molestés, particulièrement pendant la Semaine sainte, ou forcés d’écouter un sermon sur les bancs de l’église, aucun pogrom n’eut jamais lieu à Malte. En 1240, on y comptait 25 familles juives pour 47 familles chrétiennes, et à Gozo 8 familles juives pour 200 familles chrétiennes.
 
Inquisition, expulsion et prise d’otages
Après l’Inquisition qui frappa les Juifs et les musulmans de l’archipel, ce fut l’ordre d’expulsion de tous les territoires de la Couronne d’Espagne dont Malte faisait partie. Le décret, signé à Palerme le 18 juin 1492, donnait trois mois aux Juifs de Sicile et de Malte pour choisir entre quitter le pays ou se convertir en cédant près de la moitié de leurs biens. Le gouvernement local envoya une protestation aux souverains espagnols faisant valoir que l’expulsion des Juifs aurait des répercussions sur l’économie. Mais rien n’y fit. Une majorité choisit l’exil et partit, emportant argent, bijoux, livres et objets de culte, ânes et mules; une minorité accepta de se convertir et, pour échapper au mépris de leurs anciens coreligionnaires, changea de nom, même si certains noms, tels que Ellul, Salamone, Mamo (nom du premier Président de Malte) ou Azzopardi (à rapprocher de Sephardi) rappellent leurs origines juives. Certains s’installèrent en Sicile (inversement, les convertis de Sicile vinrent résider à Malte).
En 1530, pour défendre l’archipel menacé par les Turcs ottomans, l’Espagne offrit Malte aux Chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. En fait, l’activité principale des Chevaliers résidait dans la prise d’otages, exigeant le paiement d’une rançon pour leur libération.Les marchands juifs, pratiquement les seuls à assurer à leurs risques et périls les échanges entre les rives de la Méditerranée, étaient particulièrement visés. Ils avaient leur propre prison au centre de La Valette, la nouvelle capitale de l’île. En attendant un hypothétique rachat, il leur était permis de quitter les lieux pendant la journée afin d’exécuter de menus travaux, voire de faire du commerce, mais certes pas au point de faire fortune; l’œuvre de l’auteur anglais Christopher Marlowe Le Juif de Malte, publiée en 1590, évoquant un riche Juif de Malte, est donc pure fiction.
Bonaparte, en route pour l’Egypte (1798), s’empara de l’archipel et fit appliquer les lois de la République, notamment l’égalité entre tous les citoyens et l’abolition de l’esclavage. Quatre ans plus tard, les Anglais remplacèrent les Français, et La Valette devint une escale importante sur la route du Levant et de l’Extrême-Orient. Des Juifs de Gibraltar, suivis de Juifs d’Afrique du Nord et d’autres cités méditerranéennes, s’établirent sur l’archipel.
 
Des cimetières, mais pas de synagogue
L’île de Malte est riche en cimetières juifs, pas moins de trois pour une communauté qui n’a presque jamais dépassé la centaine de membres. Dans le plus ancien, celui de Kalkara datant de 1784, seules huit tombes portent des inscriptions identifiables. Celui de Ta’Braxia, acquis grâce à des fonds reçus du philanthrope Mozes Montefiore, a été utilisé dans les années 1820-33 et est aujourd’hui à l’abandon. Enfin, le cimetière actuel, situé à Marsa, avoisine le cimetière turc et date de la fin du 19e siècle. En dehors de l’entrée monumentale, ce qui frappe c’est la langue des inscriptions : les plus anciennes sont en italien, les plus récentes en hébreu, et quelques-unes même en français, notamment pour des soldats tombés lors de la guerre des Dardanelles.
En revanche, aucune synagogue digne de ce nom n’a jamais été construite sur l’île. Jusque très récemment, les prières se faisaient dans un appartement loué pour la circonstance et transformé en lieu de culte dans l’étroite ruelle St Ursula, au centre de la vieille ville de La Valette, non loin de l’immense et superbe co-cathédrale de l’Ordre de Saint-Jean, somptueusement décorée des fresques du Caravage et de Preti. Suite à la démolition de l’immeuble, vétuste, l’ambassade d’Israël accepta d’ouvrir ses portes les jours de fête pour les prières. Enfin, tout récemment, grâce à des dons privés, la communauté juive a acquis un modeste appartement dans le quartier de Ta’Xbiex, où se déroulent les prières un shabbat sur deux; le nombre actuel de Juifs, estimé à 26 familles parfois réduites à une ou deux personnes, ne permet guère une fréquence hebdomadaire.
Qu’en sera-t-il à l’avenir ? A priori, aucun exode massif n’est à prévoir. Pas plus qu’un accroissement significatif. Comme le dit non sans dépit Abraham Ohayon, président de la communauté : « Malte, quoique faisant partie de l’Union européenne, offre trop peu de débouchés économiques pour envisager cette hypothèse ».

Plus d’infos « The Jews of Malta » par Cecil Roth, conférence prononcée en mars 1928 devant la Jewish historical Society of England.

 

Quelques Juifs de Malte d’hier…

Le philosophe kabbaliste Aboulafia, sans être natif de Malte, y fit un long séjour. Il consacra sa vie au rapprochement des religions monothéistes, et fit même une tentative pour convertir le Pape au judaïsme, sans succès. Il fut condamné à être brûlé et fut sauvé in extremis… par la mort du Pape…
 
Les frères Abraham et Bracone Sefaradi étaient tous deux médecins. Abraham cumulait en outre cette profession avec celle de notaire et de… rabbin. Il était le médecin personnel du vice-roi et s’était rendu indispensable au point que ce dernier le fit ramener de force dans l’île. Il était considéré comme la personnalité juive préférée pour « interpréter la loi mosaïque ».
 

… et d’aujourd’hui

Reuben Ohayon descend d’une famille juive établie à Malte depuis 1934, en provenance du Maroc via le Portugal. Il est l’aîné des sept enfants d’Abraham Ohayon, l’actuel président de la communauté, et en est la cheville ouvrière : il conduit les offices religieux, enseigne la religion aux enfants, rend visite aux malades, se charge de l’enterrement des morts, de l’abattage rituel, de l’entretien de l’unique « mikva » et des trois cimetières de l’île. Orthodoxe, profondément religieux, son souhait serait d’émigrer avec sa famille en Israël, mais il craint qu’avec son départ, les quelques activités religieuses tombent dans l’oubli.

Shelley Tayar est née à Jérusalem à l’époque encore sous mandat britannique. Sans avoir une position officielle dans la communauté juive, elle en est néanmoins la figure de référence.

Veuve de l’ancien président George Tayar, âgée aujourd’hui de 84 ans, sa vivacité d’esprit et son sens de l’humour sont restés intacts : elle s’était inquiétée auprès des fossoyeurs de savoir si la place qui lui avait été réservée auprès de son mari au cimetière de Marsa était assez large. Elle est une invitée de marque aux manifestations officielles -notamment lors de la visite du Pape-, et son dîner annuel au Hilton à l’occasion de Rosh Hashana, est un événement mondain très fréquenté à La Valette.

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