Ma tante Frida a tenu une épicerie juive à Bruxelles, près de la Gare du Midi, pendant plus de cinquante ans. Pendant un demi-siècle, elle a garni les buffets des réceptions et des bar-mitzva, avec ses spécialités ashkénazes qui ont fait saliver plusieurs générations. Que soient enfin reconnus au patrimoine universel de l’UNESCO son foie hâché (gehaktè lebe), ses oignons et œufs frits (tsibeleh mit ayè), son haring et, bien sûr, ses carpes farcies (gefilte fish) et boulettes de poisson !
Le poissonnier venait régulièrement lui livrer des carpes. Elle les laissait ensuite nager dans une bassine en aluminium, installée dans la cour, le temps qu’elles dégorgent toute la vase contenue dans leur corps. Mon oncle était en charge de les assommer pour les étourdir, avant de les tuer. Ensuite, il les écaillait et les nettoyait. Un travail titanesque, je vous dis.
Les jours de fête, ma tante nous servait religieusement sa carpe farcie accompagnée du khayin, cette préparation à base de raifort, comme la preuve d’une fidélité sans faille à une tradition ancestrale et, en filigrane, à une histoire familiale.
Cette carpe baignant dans la gélatine avec sa rondelle de carotte n’est-elle pas tout à la fois joie et nostalgie (un peu morbide, des fois), la quintessence même de l’esprit ashkénaze ?
En Europe, avant la guerre, il existait une frontière linguistique et culinaire dans les territoires habités par les Juifs : la ligne du Gefilte fish. Elle les divisait en deux transversalement et à 40 km à l’est de Varsovie.
D’un côté, les Galizianer (de Galicie) et de l’autre, les Litvak (de Lituanie) ; d’un côté, ceux qui parlaient un yiddish populaire, écorché, et de l’autre, un yiddish plus châtié, plus précieux ; d’un côté, ceux qui sucraient leur carpe et de l’autre côté, ceux qui la poivraient et la salaient.
Il semblerait que les hassidim de Pologne aimaient sucrer leur nourriture, car ils associaient le sucre à la joie des célébrations. Il existe une hypothèse plus réaliste : les Juifs possédaient de nombreuses raffineries de sucre en Pologne. Oui, il fut un temps où tout cela existait.
Il y a quelques années (au siècle dernier), ma tante avait regardé à la télévision Muet comme une carpe, du réalisateur belge Boris Lehman. Il filmait une vieille femme portant un sinistre tatouage sur le bras préparer la carpe farcie. Lorsqu’elle s’est mise à ajouter du sel dans le poisson, ma tante s’est redressée dans son fauteuil et s’est écriée en s’adressant à la femme sur l’écran : » Tu mets du sel dans le gefilte fish, tu es mishiguènè* ou quoi ? »
Bonne année. Qu’elle vous soit aussi douce et sucrée que la rondelle de carotte sur la boulette de poisson, et comme dit le proverbe : « Besser gefilte fish eyder gefilte tsures » (Mieux vaut un poisson farci que des soucis farcis).
Shana tova. A git yur.
* folle, en yiddish
La recette du gefilte fish « un peu de ceci et de cela » de ma cousine Sally
- 1 kg de carpes moulues (sans peau)
- 4 œufs
- 5 carottes
- 3 oignons
- quelques amandes douces
- un peu d’huile
- 2 à 3 c.à.s. de sucre
- du sel
- du poivre
- huile
- 1 tasse de matze meal.
Recette
– Moudre un oignon avec les amandes, et les incorporer au poisson avec l’huile, le sel/poivre, le sucre, le matse meal et les œufs.
– Mélanger le tout, de façon à obtenir une préparation compacte.
– Goûtez (peu ragoûtant, mais c’est la seule manière de savoir si on se rapproche du goût désiré).
– Façonnez vos boulettes.
– Préparez un court bouillon avec la tête, l’arête centrale, la queue du poisson, les carottes et les deux oignons restants.
– A ébullition, cuire pendant 30 minutes.
– Y ajouter les boulettes.
– Laissez frémir pendant 50 minutes.
– Laisser refroidir.
– Dégustez !
Bon appétit !