Hergé était-il antisémite ?

Nicolas Zomersztajn
Dans l’exposition que le Grand Palais de Paris a consacrée à Hergé de septembre 2016 à janvier 2017, rien ne mentionne son compagnonnage idéologique avec l’extrême droite ni ses dérapages antisémites. Tout en reconnaissant le génie du dessinateur belge, l’historien Joël Kotek et le documentariste Henri Roanne-Rosenblatt reviennent sur l’antisémitisme d’Hergé, toujours occulté.
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Hergé est-il antisémite ou faut-il considérer qu’il n’est que le produit de son époque et de son milieu ?

Henri Roanne-Rosenblatt : Hergé est le produit de son époque et de son milieu. La Belgique d’avant-guerre baigne dans un antisémitisme de bon ton, comparable à de l’alcoolisme mondain qu’on tolère. Et Hergé s’est révélé et s’est épanoui dans un milieu catholique réactionnaire et antisémite. Cet homme lisse et plutôt inculte est très impressionné par
le patron du journal Vingtième siècle, le flamboyant abbé Wallez. Admirateur de Mussolini, ce proche de Degrelle est le véritable maître à penser d’Hergé. Pendant la Guerre, il se retrouve aux côtés de tous ceux qui constituent le fer de lance de la Collaboration en Belgique francophone. Il y a deux autres dimensions importantes qu’il ne faut jamais négliger chez Hergé : il est terriblement conformiste et il capte bien l’air du temps : l’anticommunisme et l’exaltation du colonialisme belge durant les années 20 et 30, et l’antisémitisme durant les années 30 et 40. Sous l’occupation allemande, en bon conformiste et en homme d’ordre, Hergé poursuit son boulot au Soir volé que ses amis contrôlent désormais. La chance s’offre à lui d’élargir son lectorat dans un grand quotidien. Et concernant les Juifs, il feint de ne pas savoir ce qui se passe autour de lui. Il m’a un jour confié qu’il s’est arrangé pour ne pas savoir ce que subissaient les Juifs. Cette phrase illustre terriblement cette Belgique docile. Mais il est vrai que cela ne l’innocente pas, car il y a non seulement L’Etoile mystérieuse, un album antisémite publié en 1942, ainsi que des brochures qu’il illustre.

Joël Kotek : Hergé est un homme de son époque, même si tous les jeunes des années 30 et 40 ne sont pas antisémites. Hergé est bel et bien le produit d’un terreau belge catholique qui est significatif de cette Belgique de papa. Dans cette Belgique catholique, raciste, colonialiste, anticommuniste et anti-américaine, l’antisémitisme est largement diffus. Hergé est aussi une véritable éponge. Il capte l’air du temps, mais pas n’importe lequel, celui d’un certain milieu. Très épris de lui-même, il pense surtout à sa carrière. Mais tout honnête homme doit reconnaitre que L’Etoile mystérieuse, publiée entre octobre 1941 et mai 1942 sous forme de feuilleton dans Le Soir volé, est une bande dessinée antisémite. Elle oppose l’Europe allemande et désintéressée à l’Europe ploutocratique juive et américaine avec des personnages ouvertement juifs comme Isaac et Abraham, croqués comme dans les caricatures antisémites du Stürmer, mais aussi le banquier Blumenstein, prêt à assassiner Tintin, le héros sans tache, pour arriver à ses fins lucratives. Les différents personnages juifs qui apparaissent dans ses albums sont toujours des commerçants repoussants. Plus tard, Rastapopoulos, le pire ennemi de Tintin, représente l’idéal type du métèque. Il ressemble à s’y méprendre à Blumenstein. Rastapopoulos est grec, mais il a tous les attributs que les antisémites confèrent aux Juifs.

Est-ce un collaborateur actif et important sous l’occupation allemande ?

J.K. Non, on ne peut pas le considérer comme un grand collaborateur. Il se mouille, mais tout juste assez pour ne pas être trop inquiété à la Libération. Hergé n’est pas comparable à Paul Jamin, engagé à fond dans la collaboration la plus extrême, ni à Willy Vandersteen, le père de Bob et Bobette, qui se commet dans l’antisémitisme le plus abject.

A-t-il rompu avec ce passé antisémite et collabo ?

J.K Hergé se dégage de son passé collaborationniste et antisémite lorsque l’éponge qu’il est comprend qu’on ne peut plus diffuser cette vision du monde. Mais cette rupture s’opère bien plus tard qu’on ne le pense et non sans difficulté. Il n’éprouvera aucun remords après la Guerre. Il s’offusque même lorsqu’on lui rappelle son passé, car il ne comprend pas que les idées qu’il a véhiculées dans ses bandes dessinées sont nauséeuses. L’opportunisme le conduit à adapter sans cesse ses albums en supprimant ce qui dérange, mais qui en fait leur richesse. Plus il veut apparaitre comme un humaniste attaché aux droits de l’homme, plus il édulcore son œuvre, quitte à la rendre mièvre. Dans les éditions étrangères, il change les noms. Dupond et Dupont deviennent Thompson and Thompson dans l’édition anglaise, et Schulze und Schultze en allemand. Ce qu’Hergé veut, c’est vendre ses albums à travers le monde. Comme dirait son ami antisémite Robert de Vroylande (pour lequel il a illustré en 1941 un livre de fables contenant des passages antisémites), « il y a plus juif que juif ». Mais avec toute l’ironie qu’on peut avoir, le plus Juif des Juifs, c’est Hergé. Il est prêt à tout, même à effacer sa belgitude, pour vendre ses albums au monde entier. Pour un étranger qui ignore la nationalité d’Hergé, rien n’indique dans son œuvre qu’il est belge.

Que pensez-vous des « blanchisseurs » d’Hergé qui minimisent son antisémitisme ?

H.R-R. Comme j’ai rencontré Hergé pour le film Moi Tintin, j’ai été invité à des réunions de tintinolâtres. Nombre d’entre eux sont aveuglés par leur passion pour Tintin. Certains se tortillent dans tous les sens pour prouver que quiconque voit de l’antisémitisme dans des dessins d’Hergé projette lui-même du racisme et de l’antisémitisme ! Il existe des gens de bonne ou mauvaise foi qui n’acceptent pas l’idée que ce dessinateur de grand talent et ce scénariste génial puisse aussi avoir des facettes problématiques et indéfendables.

J.K.  Pire, ils nient son antisémitisme et présentent Hergé comme un héraut des droits de l’homme. Certains doivent malgré tout revoir leurs prétentions à la baisse avec Tintin au Congo. Il s’agit d’une bande dessinée raciste et colonialiste. Elle est destinée à promouvoir la colonisation du Congo et les Pères blancs qui n’ont pourtant pas fait preuve de bienveillance ni de délicatesse envers les populations colonisées. Ses blanchisseurs n’ont pas non plus assumé Tintin chez les Soviets. Pendant près de soixante ans, cet album n’a pas été publié. On a ensuite pu se le procurer en archive et ce n’est que depuis quelques années qu’il est publié en couleur. Ils refusent également de voir en Tintin en Amérique un album empreint d’une vision d’extrême droite des Etats-Unis. Hergé y dépeint une Amérique matérialiste, vouée exclusivement à l’argent et aux mains de la mafia. Et enfin, les blanchisseurs d’Hergé instrumentalisent Le Lotus bleu pour nous dire qu’Hergé est un grand défenseur des droits de l’homme. Or, on peut le lire aussi du point de vue chrétien dans lequel la Chine est un pays d’évangélisation ouvert à l’Eglise catholique, contrairement à ce Japon fermé et hostile aux chrétiens.

Que Tintin soit un héros universel ayant bercé l’enfance de plusieurs générations, n’est-ce pas ce qui favorise l’occultation de l’antisémitisme d’Hergé ?

H.R-R. Certainement. Le génie d’Hergé est précisément d’avoir créé un personnage universel sur lequel tout le monde peut se projeter. Par rapport à tous les autres personnages de la saga, Tintin est le plus simpliste. C’est aussi l’adolescent libre de toute contrainte qui parcourt le monde et auquel tout le monde s’identifie. Cet aspect lié à la nostalgie de l’enfance explique sûrement cette difficulté qu’ont beaucoup de gens à accepter les contradictions d’Hergé et de son œuvre. C’est comme si l’on détruisait ce qui a bercé leur enfance et leur adolescence.

J.K. Evidemment. Tout le monde a lu Tintin. On lit Tintin comme on lit Jules Vernes. Ce sont des aventures passionnantes et son écriture est limpide. Hergé est un génie, mais un génie empreint d’idéologie d’extrême droite catholique. Il est d’autant plus génial qu’il est arcbouté dans une vision du monde manichéenne. Plus il devient en apparence épris des droits de l’homme, plus ses récits deviennent embêtants et perdent de leur mordant. On pourrait presque lui pardonner son passé collaborationniste, mais à condition que ses thuriféraires acceptent de reconnaitre les relents nauséeux de ses premiers albums. On ne leur demande pas de renier Hergé, mais de contextualiser un tant soit peu son œuvre. L’exposition du Grand Palais de Paris consacrée à Tintin n’est qu’une hagiographie absurde. C’est stupide, car on pourrait même étudier l’histoire des relations internationales au 20e siècle à travers les œuvres d’Hergé. Pour aborder l’idéologie colonialiste, rien de mieux que Tintin au Congo. Tout comme Tintin au pays de l’or noir permet d’évoquer l’importance du Moyen-Orient et du pétrole. Nous sommes tous imprégnés de Tintin, parce que la bande dessinée a un pouvoir extraordinaire pour marquer les consciences. Il ne s’agit pas de s’ériger en procureur, mais d’expliquer que, comme toute œuvre, les albums d’Hergé sont le produit d’une idéologie et d’un milieu. Henri Roanne-Rosenblatt

 est un expert audiovisuel européen de grand renom. Ancien journaliste-producteur à la RTBF, critique de cinéma et réalisateur, avec Gérard Valet, des longs métrages Chine 1971 (premier film occidental tourné pendant la Révolution culturelle) et Moi Tintin (Sélection Festival de Cannes 1977). Il a publié en 2005 son premier roman La vie cachée deTintin (éd. Filipson).

Professeur d’histoire de l’Europe à l’Université libre de Bruxelles (ULB), enseignant à Sciences Po (Paris), Joël Kotek s’est spécialisé entre autres dans l’histoire de l’antisémitisme. Il a exercé de 2003 à 2007 la fonction de directeur de la formation au Mémorial de la Shoah de Paris. Il est directeur de publication de Regards. Il a notamment écrit en 1995 « Tintin : un mythe de remplacement » publié dans Les Grands Mythes de l’histoire de la Belgique, de Flandre et de Wallonie (éd. Vie ouvrière). Il vient de publier en 2017 avec Didier Pasamonik Shoah et Bande dessinée. L’image au service de la mémoire (éd. Denoël).

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