De dos, elles se ressemblent toutes : des masses sombres flottant dans l’air, sans contours, sans couleurs, presque sans âme. Elles, ce sont les femmes juives, chrétiennes et musulmanes revêtues d’un voile intégral.
Le Musée d’Israël à Jérusalem leur consacre une exposition « Femmes voilées de Terre sainte », qui met en scène leurs tenues et révèle l’étonnant dialogue existant entre elles. Ainsi, c’est la robe des nonnes, fixée entre le 4e et le 6e siècles, qui a inspiré aux musulmanes le voile intégral. Les Palestiniennes s’en sont débarrassées pendant le Mandat sous l’influence émancipatrice des Britanniques. Mais, depuis la fin des années 1980, elles se couvrent à nouveau (sauf les yeux) d’un niqab acheté en Turquie sur internet, ou bien d’un voile plus clair, qui laisse visage et mains découverts, comme celui porté par les pèlerins au retour de la Mecque. Les filles sont encouragées à le revêtir pour les cinq prières quotidiennes dès l’âge de 7 ans, puis finissent par le porter tout le temps comme leur mère. Ce regain de pudibonderie doit aussi beaucoup aux robes des femmes juives, dont la modestie (tsniout) fascine les musulmanes. Dans un ultime jeu d’influences, des Juives se sont mises à leur tour à se cacher sous une sorte de burqa, rehaussée d’une capuche, qui les transforme en femmes-tentes [voir encadré] et leur assure sans conteste la palme de cette course à la pudeur.
Le voile intégral toléré
Etonnamment, ces pratiques soulèvent peu de débats en Israël. Au moment où de nombreux pays suivent l’exemple donné en 2011 par la France et la Belgique en interdisant le port du voile intégral, notamment pour des raisons de sécurité après les vagues d’attentats, Israël se refuse toujours à légiférer. La sécurité y est pourtant une priorité. Et le lien entre voilement intégral et fondamentalisme religieux n’est plus à démontrer : son retour chez les musulmanes s’est opéré avec la première Intifada (1987-93) ; en réaction, les femmes-tentes juives l’ont adopté au moment de la seconde Intifada (2000-2005) à la manière d’un talisman pour conjurer le mauvais sort.
Le phénomène serait-il trop marginal pour intéresser le législateur ? Si un centième de ces femmes juives en noir vivent aujourd’hui à Jérusalem, leur mouvement revendique 10.000 membres dans tout Israël, ce qui avait conduit en 2010 le Conseil rabbinique à interdire le voile intégral, en vain. Quant aux femmes en niqab, elles sont quelques milliers qui inspirent toujours plus de musulmanes à se couvrir, le voile devenant un signe politique.
La question du voile reste pourtant un non-sujet en Israël. Même la révolte des Iraniennes contre le voile obligatoire n’émeut guère. Et quand la marque israélienne de vêtements Hoodies fait campagne en 2018 avec la top-model Bar Refaeli en niqab qui lance face caméra « Est-ce qu’on est en Iran, ici ? », puis ôte son voile en dansant sur le refrain « je brise enfin mes chaînes qui me coûtent ma liberté », elle provoque un tollé. Le voile intégral et le hijab (couvrant les cheveux) ne sont pas oppressifs, s’indignent les réseaux sociaux. Jugée islamophobe, la publicité est retirée.
Repli identitaire
De même, Israël s’intéresse peu aux polémiques sur le foulard qui agitent tant l’Europe, sauf si elles concernent la kippa. « A chaque fois qu’on veut enlever ces signes religieux, il y a un regain d’antisémitisme », s’inquiète Yaakov Hagoel, le vice-président de l’Organisation sioniste mondiale.
Pour Israël, le foulard relève de la tradition. C’est un objet familier, il fait partie du paysage oriental et n’a pas cette inquiétante étrangeté qu’il peut avoir ailleurs. Son origine remonte au code babylonien d’Hammourabi, établi il y a près de 4.000 ans pour distinguer les femmes libres des esclaves et prostituées. Cette injonction à la modestie se retrouve dans le Coran, mais sans lien clair avec la chevelure, ainsi que dans le judaïsme, où la femme mariée se couvre la tête pour réparer la faute originelle et signaler sa non-disponibilité. Dans tous les cas, le voile est la marque d’une soumission de la femme pour éviter de créer le désir masculin.
Le revoilement actuel des Arabes israéliennes signe précisément un retour à la tradition face aux soi-disant mœurs dissolues d’Occident, tout en s’accompagnant d’un discours politique revendicatif : le hijab ne serait plus synonyme d’asservissement, mais d’émancipation, non plus d’effacement, mais de visibilité. « C’est mon libre arbitre et, croyez-moi, il y en a beaucoup d’autres comme moi », écrit Seren Khateb Shahbari dans Sikha Mekomit pour dénoncer les préjugés attachés au voile islamique.
Comme en miroir, la société juive israélienne est frappée d’un même repli identitaire. La mode pudique prospère, avec robes longues et kissouy rosh (foulards, turbans) dont les jolies couleurs se veulent modernes. La créatrice de mode d’origine française Yardena Ganem a même inventé un maillot de bain tsniout, sorte de burqini juif. Et gare à ceux que cette pruderie fait sourire. Oded Aligon, un ancien juge de Beersheva, a reçu un tombereau d’injures pour avoir moqué le foulard léopard « à plusieurs couches sur la tête » et la robe moulante portés par l’ex-Miss Monde Linor Abergil lors de la cérémonie de Yom Haatsmaout cette année. « Linor, votre couvre-chef est une couronne de tradition sur votre tête et sur les nôtres », a déclaré la ministre de la Culture Miri Regev. Les politiciennes Ayelet Shaked et Sharren Haskel l’ont même soutenue en posant avec un foulard, alors qu’elles se revendiquent laïques.
On est loin de la définition de la laïcité où la religion doit céder le pas à l’Etat. Selon le sondeur Camille Fuchs, les Israéliens, même laïques, sont en fait de plus en plus attachés à la tradition juive. Ces nouveaux « Yehudisraeli » (contraction de Juifs et Israéliens) comme il les appelle représentent la majorité, devant les « Israéliens » (nationalistes non religieux), les « Juifs » (ultra-orthodoxes non nationalistes) et les « universalistes » (la gauche urbaine ni religieuse ni nationaliste). A se demander comment ces tribus cohabitent entre elles et avec les Arabes chrétiens et musulmans.
Libres, mais séparés
« Ici, toutes les cultures vivent ensemble », nous explique l’artiste israélienne Iris Elhanani. « On connaît la culture de l’autre, on la reconnaît. S’il n’y a pas de débat sur le voile, c’est parce que la société est très libre, on accepte la diversité ». Et d’ajouter : « Nous ne jugeons pas les autres, mais on ne se mélange pas non plus, chacun vit dans sa propre communauté ».
Son exposition internationale « Au-delà du voile », réalisée avec Doron Polak et une centaine de femmes artistes de toutes confessions venues des cinq continents, vise enfin à mélanger les communautés et à dévoiler le rapport des femmes à cet objet religieux et politique. C’est un foulard blanc cristallisé par le sel de la mer Morte pour l’Israélienne Sigalit Landau ; un voile de mariage pour l’Arabe israélienne Hazar Ghrably qui le représente avec des marques rouges, preuves du saignement de l’hymen pendant la nuit de noces ; ou encore un voile rose brodé de papillons tendu à une paire de menottes pour Niva Mandenblit. A toutes les femmes, l’exposition montre qu’elles peuvent enlever le voile sans rien renier de leur identité.
Les femmes-tentes
Certains l’appellent la frumka, voire la burqa juive. Les femmes qui la portent dans le mouvement Keter Malkhout (Couronne royale) et chez les Neturei Karta (les gardiens de la Cité, frange extrême des ultra-orthodoxes) la comparent plutôt à une tente, celle de la matriarche Sarah, un modèle de pudeur.
La confection de la robe-tente, réalisée par leurs soins, est un curieux bricolage de tradition, d’imitation, et d’improvisation totale. Jusqu’à huit couches de vêtements peuvent être superposées, comme les huit couches de vêtements du grand Prêtre : des robes, parfois inspirées du vieux Yishouv, qui doivent traîner sur le sol, des tabliers mentionnés à la période d’Ezra, des châles ou des sortes de chasubles, à quoi elles ajoutent encore des foulards (certaines se rasent les cheveux), une capuche dont le voile couvre leur visage à la manière des musulmanes, et des gants.
Le tout forme une masse lourde et pourtant vaporeuse, un ensemble indistinct laid et majestueux, qui les sépare de la communauté des humains et les en protège. Comme dans Peau d’âne, souligne la rabbin Delphine Horvilleur dans son livre En tenue d’Eve, la femme devrait se parer d’un manteau répugnant pour échapper au désir masculin. « Maman, tu as l’air d’une reine », s’entend dire une femme-tente dont les paroles sont rapportées dans l’exposition du Musée d’Israël. « Isolée dans l’isolement de l’isolement de l’isolement », mais « escortée par une garde d’honneur », elle choisit de couvrir ses fillettes d’une robe-tente.