La Bibliothèque nationale d’Israël offre un nouvel écrin à ses trésors

Frédérique Schillo
Dans son nouveau bâtiment somptueux, non loin de la Knesset, la Bibliothèque nationale d’Israël donne à voir des trésors insoupçonnés de la littérature israélienne et internationale, certains obtenus lors d’aventures épiques, d’autres au terme de féroces batailles judiciaires.
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C’est un événement à plus d’un titre. Après 30 ans de gestation et des années de travaux qui ont coûté 220 millions d’euros, la nouvelle Bibliothèque nationale d’Israël ouvre enfin ses portes, le 17 octobre. Les visiteurs, lecteurs ou amoureux d’architecture, vont pouvoir découvrir le splendide bâtiment conçu par le cabinet suisse Herzog & de Meuron, célèbre pour les créations de la Tate Modern à Londres et du stade national de Pékin, le fameux Nid d’oiseau.

Semblable à un grand livre ouvert, le bâtiment est recouvert d’une pierre extraite du cratère de Mitzpeh Ramon, au sud d’Israël. À l’intérieur, un espace de 
46.000 m2 présente des réalisations époustouflantes, tel ce gigantesque puits de lumière s’ouvrant depuis une immense lucarne sur le toit vers trois étages de galeries elliptiques. Dans cette salle de lecture imaginée comme un « puits de connaissance », 200.000 livres sont proposés aux lecteurs en accès direct. L’idée phare est d’en faire un lieu ouvert, architecturalement parlant mais aussi dans l’esprit ; c’est-à-dire accessible à tous publics et gratuit, hormis l’auditorium et les salles d’exposition dont le tarif reste symbolique. Le simple fait que le bâtiment ne soit pas ceint de murs, mais ouvert sur des jardins, dénote à Jérusalem. S’agissant des bibliothèques de la ville sainte, c’en est quasiment révolutionnaire.

Se méfier des curieux et des voleurs

« En Occident, nous considérons les bibliothèques comme des lieux ouverts qui facilitent l’accès aux livres. Mais ici à Jérusalem, c’est souvent le contraire et les bibliothécaires se voient comme des gardiens », nous explique Benjamin Balint, co-auteur avec Merav Mack d’une passionnante histoire des bibliothèques de Jérusalem (Jerusalem, City of the Book, paru chez Yale University Press). « Il y a plusieurs raisons à cela », poursuit Balint : « Souvent les bibliothèques ne veulent pas que l’on sache ce qui s’y trouve et ce qu’il manque. Cela peut renvoyer à des considérations politiques sur l’origine des fonds. Et puis, il y a l’histoire des vols. Lorsque nous avons demandé au patriarche grec orthodoxe l’accès à la bibliothèque du patriarcat, il a d’abord refusé en bloc, en s’écriant ’’Uspensky ! Uspensky !’’ Nous avons ensuite compris qu’il parlait de l’évêque Porphyri Uspensky, un voleur de manuscrits yérosolomitains du XIXe siècle, toujours considéré comme le roi des voleurs en Russie ! »

La bibliothèque nationale a beau rompre avec la tradition en se présentant résolument ouverte, elle n’en demeure pas moins extrêmement vigilante. Les livres rares doivent être consultés dans une salle de lecture spéciale, capitonnée d’une épaisse moquette. L’ensemble des collections n’est d’ailleurs pas accessible directement – l’on parle de 4 millions de livres, 2,5 millions de 
photographies, 620.000 manuscrits, 120.000 heures d’enregistrements, des milliers de journaux et de cartes historiques et 1.500 archives privées. Ainsi, tout le fonds de la Bibliothèque est conservé dans cinq autres étages construits sous terre. Aucun voleur ne peut y pénétrer.

Et pour cause : dans les réserves, l’air est maintenu à un très faible taux d’oxygène pour mieux conserver les ouvrages, ce qui les rend irrespirables et y interdit toute activité humaine. Pour aller chercher les livres et les mettre en rayons, il faut s’en remettre à un système robotique ultrasophistiqué : le robot entrepose les ouvrages selon des algorithmes savants en fonction du nombre de prêts et de leur fréquence. Bienvenue dans la nouvelle bibliothèque du XXIe siècle !

Pour son président Sallai Meridor, la Bibliothèque opère « une véritable naissance » qui va au-delà du nouveau bâtiment. « On pourrait même dire que cela a pris 131 ans », dit-il en référence à la première bibliothèque publique de Jérusalem, la bibliothèque B’nai Brith, fondée en 1892 rue Ethiopia à deux pas de la maison d’Eliezer Ben-Yehuda, le créateur de l’hébreu moderne qui inventa pour elle le nom de « Maison des livres » (Beit HaSfarim). Les premiers sionistes commencèrent à y rassembler des ouvrages venus de Diaspora. À l’époque, écrit Benjamin Balint, ils avaient à cœur de servir l’ensemble de la communauté juive, mais la bibliothèque fut frappée d’anathème par les religieux : « Les rabbins s’y sont opposés non parce que la bibliothèque était ouverte le samedi (à quel autre moment les gens auraient-ils le temps de lire pour le plaisir ?), mais en raison de ses contenus laïques et donc moralement contestables. »

Elle fut transférée à l’Organisation sioniste mondiale en 1920, date à laquelle elle accueillit son premier directeur : Hugo Bergmann, un Pragois ami de Kafka. Cinq ans plus tard, elle fusionnait avec la Bibliothèque de l’Université hébraïque, ce qui est toujours le cas. « Il fallut ensuite des comités internationaux, des comités israéliens, une loi à la Knesset [en 2007] », rappelle Meridor, pour qu’elle devienne Bibliothèque nationale. La voici désormais rue Kaplan, dans le carré d’or, aux côtés d’autres institutions comme la Knesset, la Cour suprême et le Musée d’Israël.

Le Mossad à la rescousse

Il faut dire que son patrimoine est exceptionnel. Dans ses collections figurent une édition de la Mishna de 1160 avec des annotations de Maïmonide et la plus grande collection au monde de Haggadot, dont une Haggadah illustrée de Pessah, écrite dans les années 1270 à Worms, qui fut sauvée pendant la Nuit de Cristal. En 2013, la Bibliothèque fit l’acquisition d’une partie de la Gheniza afghane, composée de manuscrits précieux allant du XIe au XIIIe siècles, découverts dans des grottes en Afghanistan. Lorsqu’il s’agit de trésors, Israël sait y mettre les moyens : à la fin des années 1990, des manuscrits médiévaux rares connus sous le nom de « couronnes de Damas » ont été transférés secrètement de Syrie à Jérusalem lors d’une opération spéciale du Mossad. Lorsque le rabbin de la communauté les a réclamés devant les tribunaux, la Bibliothèque a obtenu de les garder au motif qu’elle seule pouvait préserver ces biens… même volés. On peut les admirer aujourd’hui dans la salle d’exposition. La Bibliothèque est aussi riche des œuvres de grands auteurs israéliens : Agnon, Bialik, A.B. Yehoshua ou encore David Grossman, dont les monuments littéraires sont présentés dans une galerie numérique. On y trouve aussi la première esquisse de la chanson de Naomi Shemer, « Jérusalem d’Or », devenue le second hymne de l’État.

Mais que font donc les archives de Stefan Zweig et Franz Kafka à la Bibliothèque nationale d’Israël ? C’est Zweig qui décida en 1933 de confier à Hugo Bergmann une partie de sa correspondance. On y trouve aussi la note qu’il laissa avant son suicide en 1942 au Brésil. Quant à Franz Kafka, mort en 1924 sans n’avoir jamais mis les pieds en Terre sainte et qui entretenait des liens complexes avec sa judéité, c’est la Bibliothèque qui a tout fait pour récupérer ses manuscrits. Leur existence tient du miracle puisque Kafka avait demandé à son ami et éditeur Max Brod de brûler son journal, ses lettres et romans inachevés. Dieu merci, Brod ne respecta pas ses dernières volontés. Quand celui-ci mourut à Tel-Aviv en 1968, il légua ses biens à sa secrétaire Ester Hoffe, qui les confiera à son tour à sa fille Eva. En 2016, au terme d’un procès houleux entre la Bibliothèque nationale et Eva Hoffe, la Cour suprême d’Israël trancha. Le juge Eliakin Rubinstein cita l’injonction du Talmud de respecter la volonté des défunts : puisque Brod voulait que ses biens soient déposés dans des archives privées, Hoffe devait remettre la totalité de la succession Brod et donc Kafka à la Bibliothèque nationale d’Israël. Son héritage était nationalisé. « Jérusalem exerce une incroyable force gravitationnelle : elle est le lieu où, d’une certaine façon, tous les livres doivent converger. Nous parlons du retour des exilés pour les Juifs, mais le même phénomène existe pour les livres, et ce dans toutes les communautés », nous explique Balint, également auteur d’une enquête politico-judiciaire et littéraire sur Kafka (Le Dernier procès de Kafka, Éditions La Découverte).

Patrimoine universel

La Bibliothèque nationale d’Israël l’a bien compris, elle qui met aujourd’hui autant d’ardeur à conserver les œuvres de Kafka que celle du poète arabe israélien Taha Muhammad Ali (1931-2011). Ses collections sur l’Islam sont exceptionnelles, avec des manuscrits de grands auteurs comme le poète soufi Ibn Arabi (XIIIe siècle), le « père spirituel du salafisme » Ibn Taymiyya (XIVe) et des poètes persans. On y trouve aussi bien des livres de science que des textes sacrés, depuis les premiers Corans écrits en coufique jusqu’à des manuscrits enluminés ottomans. La plupart sont numérisés sur son site en arabe qui attire 700.000 lecteurs du Moyen-Orient. De façon remarquable, l’ouvrage qu’elle vient d’éditer sur Les 101 trésors de la Bibliothèque nationale d’Israël fait la part belle aux trésors autres que juifs.

Avec ce nouveau bâtiment qui sert d’écrin à ce patrimoine universel, la Bibliothèque nationale « sera un lieu de rencontres pour tous », s’enthousiasme son directeur général, Oren Weinberg : « Juifs et Arabes, religieux et laïques, chacun sera le bienvenu ici. »

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