La participation des soldats juifs à la Première Guerre mondiale est-elle un objet d’histoire en tant que tel ?
Tim Grady : Entre 1914 et 1918 leur participation est massive. Plus de 96.000 Juifs allemands sont mobilisés, ce qui est considérable lorsqu’on rapporte ce chiffre aux 480.000 âmes que compte la communauté juive en 1914. En termes de participation, rien ne distingue les Juifs de leurs compatriotes allemands. Toutefois, leur expérience de la Première Guerre mondiale est essentielle pour bien comprendre les bouleversements que l’Allemagne connaîtra dans les années 30’ et ’40. Les soldats juifs se sont battus pour l’Allemagne entre 1914 et 1918. Dans les années ’20 et ’30, ils se mobilisent activement pour entretenir la flamme de la fraternité des tranchées et la mémoire des combattants morts au champ d’honneur, et ce en dépit de la montée du nazisme. Tout cela est important, même si cela bouscule les idées reçues sur la place des Juifs dans la société allemande.
Philippe Landau : Il n’y a jamais eu une participation aussi active des Juifs dans un conflit impliquant la France. Il est clair qu’en tant que combattants, les soldats juifs des armées françaises ont vécu cette guerre de la même manière que leurs concitoyens. On observe néanmoins que les Juifs de France sont particulièrement déterminés à témoigner de leur appartenance à la nation par leur patriotisme. Cette guerre est surtout considérée comme l’apothéose de leur émancipation.
La ferveur patriotique s’empare-t-elle aussi des Juifs allemands en 1914 ?
T. Grady : Les Juifs ne sont pas plus ni moins patriotes que leurs concitoyens. On observe néanmoins un enthousiasme énorme des Juifs allemands en août 1914 lorsque la guerre éclate. Ils sont nombreux à s’engager volontairement. Cette ferveur patriotique peut prendre d’autres formes que l’engagement volontaire dans l’armée : les institutions communautaires juives soutiennent financièrement des hôpitaux pour des blessés et invalides de guerre, elles organisent des collectes pour garantir l’approvisionnement des soldats au front, etc. En tant qu’Allemands, les Juifs éprouvent la nécessité de défendre leur pays qui, selon eux, est victime d’une agression de la part de la France, la Grande-Bretagne et la Russie. Et pour nombre d’institutions juives, la partici-pation à l’effort de guerre est considérée comme un gage de leur appartenance à la nation allemande. Quelle meilleure façon de prouver son attachement à la nation en versant son sang pour celle-ci !
L’antisémitisme s’exprime-t-il en Allemagne entre 1914 et 1918 ?
T. Grady : La situation évolue au fur et à mesure que la guerre se prolonge. Comme en France, l’union sacrée est proclamée par le gouvernement allemand en août 1914. Cela suscite l’enthousiasme des Juifs qui espèrent que cela contribuera à réduire considérablement l’antisémitisme. La réalité sera toute autre. L’antisémitisme ne cessera d’augmenter. Au départ, le gouvernement s’efforce de ne pas attiser l’antisémitisme, mais à partir de 1916, ce dernier revient en force. La situation économique se détériore et de larges franges de la société allemande se demandent pourquoi cette guerre est menée et pourquoi elle se poursuit. Inévitablement, l’union sacrée est rompue et les divisions refont surface. C’est dans ce contexte que les Juifs deviennent très vite les responsables de tous les problèmes auxquels doit faire face l’Allemagne.
L’ombre de l’affaire Dreyfus, dont les Juifs furent les victimes, est-elle encore présente pendant cette guerre ?
Ph. Landau : Bien que le capitaine Alfred Dreyfus ait été réhabilité en 1906, l’antisémitisme n’a pas disparu au sein de l’armée ni de la société française. Avec son journal, le mouvement antisémite l’Action française est encore le plus influent de la droite nationale. Certes, l’antisémitisme est moins présent et surtout moins virulent que pendant l’Affaire Dreyfus, mais à partir de 1917, de nouveaux thèmes le nourrissent. Espion, le Juif l’est toujours dans la rhétorique antisémite, mais il sert désormais d’autres maîtres que les Allemands : le bolchévisme ou les alliés américains.
La mort au champ d’honneur du rabbin Abraham Bloch le 29 août 1914 devient-elle l’image mythique du patriotisme des Juifs français ?
Ph. Landau : Pas immédiatement. Grand rabbin de Lyon, Abraham Bloch, alors aumônier et brancardier sur le front des Vosges, décède des suites de ses blessures sous une pluie de tirs allemands. Selon le récit fait par un prêtre, il serait mort après avoir apporté un crucifix à un soldat français catholique agonisant. Avec ce pieux tableau, le rabbin Bloch deviendra un martyr pour les Israélites soucieux de défendre l’image du judaïsme dans la France républicaine. Mais cette version mythique n’apparaît pas immédiatement à sa mort fin août 1914. La presse juive et les notables communautaires se montrent perplexes et très discrets sur le geste du crucifix apporté au soldat mourant. Il faut attendre 1916 pour que la presse juive s’en empare, lorsque l’écrivain nationaliste Maurice Barrès cautionne la version christique de sa mort en écrivant qu’il s’agit « d’une image qui ne périra pas ».
Et ce n’est qu’à partir de 1917 que l’ensemble de la communauté israélite retient cet événement pour représenter la fidélité patriotique du judaïsme français et en faire un mythe de l’union sacrée.
Assiste-t-on à une « guerre des chiffres » et des statistiques concernant la présence de soldats juifs dans les armées françaises et allemandes ?
Ph.-E. Landau : Soucieux de témoigner du patriotisme juif et inquiet de l’évolution de l’antisémitisme, le Consistoire central israélite de France, avec le concours d’éminents intellectuels juifs, crée dès 1915 une commission d’historiens, d’archivistes et de rabbins chargée d’établir le nombre de Juifs mobilisés dans les armées, les décorés, les blessés et les morts au champ d’honneur. Ils ont le sentiment qu’à la fin des hostilités, on demandera aux Juifs de rendre des comptes sur leur participation à la guerre. Cela aboutit en 1921 à la publication d’un livre d’or : Les Israélites dans l’armée française. Mais ce n’est que dans les années ’30, et plus particulièrement à partir de 1934, lorsque l’extrême droite devient plus puissante, que la question du nombre de soldats juifs dans les armées françaises fait l’objet de polémiques. Les mouvements d’extrême droite ne cessent de minimiser le nombre de soldats juifs mobilisés entre 1914 et 1918. Ainsi pour l’Action française, il n’y aurait que 1.350 soldats juifs morts au front. Ce chiffre est évidemment faux, car selon mes calculs, sur environ 35.000 soldats juifs mobilisés, plus de 4.650 d’entre eux sont tués. Face à ces accusations mensongères de l’extrême droite, les communautés juives réagissent de manière légaliste en rappelant le nombre de morts juifs.
T. Grady : En 1916, le haut commandement allemand organise un recensement des Juifs dans l’armée impériale. Chaque commandant d’unité doit indiquer combien de Juifs sont sous ses ordres dans les tranchées. Il doit aussi préciser le nombre de décorés, de blessés et de morts. Toutes ces informations sont ensuite envoyées au ministère de la Guerre qui ne publiera jamais les résultats de ce recensement ! Cette initiative constitue la preuve la plus évidente de l’antisémitisme qui règne en Allemagne à cette époque. Car ce recensement ne vise que les soldats juifs. Rien n’est demandé sur les autres confessions ni les autres minorités de l’empire. La non-publication des résultats nourrit les rumeurs les plus folles et renforce l’idée du Juif planqué ou tir au flanc. Des mouvements antisémites déclarent ainsi qu’il n’y a que 1.200 Juifs sous les drapeaux. Pressentant ce danger, les responsables communautaires juifs allemands ont recueilli dès septembre 1914 des informations sur le nombre de soldats juifs. Cette « guerre des chiffres » se poursuivra évidemment après 1918. En 1929, la puissante organisation juive d’anciens combattants, Reichsbund jüdischer Frontsoldaten (RJF), crée un comité chargé d’établir la liste des soldats juifs ayant combattu entre 1914 et 1918. Elle publiera en 1932 un livre du souvenir préfacé par ailleurs par le Maréchal von Hindenburg, alors président de la République.
La guerre 1914-1918 a-t-elle renforcé le patriotisme des Juifs ?
Ph. Landau : Le patriotisme connaît en France une certaine régression dans les années ’20 et ’30 avec l’émergence du pacifisme. La volonté de ne plus revivre le carnage de 1914-1918 s’affirme avec force. Or, les Juifs de France vont forger pendant l’entre-deux-guerres une conscience patriotique plus forte que celle de leurs concitoyens. Ils estiment dans leur grande majorité que la guerre peut être nécessaire dans certains cas. Bien qu’ils soient nombreux à appartenir à la gauche bon teint, les Juifs ne se laissent pas emporter par la vague pacifiste. La montée des périls en Europe, et tout particulièrement l’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne, ne fait que confirmer le danger qui se profile. Il est donc nécessaire de se mobiliser contre lui pour sauver les démocraties européennes. Ce n’est donc pas un patriotisme outrancier ni un nationalisme intransigeant de type Maurice Barrès, même si certains Juifs alsaciens le partagent. C’est surtout l’expression d’un amour profondément républicain des Juifs de France.
T. Grady : A la fin de la guerre, beaucoup de Juifs allemands sont encore très patriotes, même s’ils se montrent peut-être plus sceptiques et se demandent où mène le patriotisme intense dont ils font preuve.
Propos recueillis par Nicolas Zomersztajn
Docteur en histoire contemporaine, Philippe-E. Landau est conservateur des Archives des Consistoires israélites de France. Spécialiste du franco-judaïsme, il a consacré de nombreux travaux à l’émancipation et au patriotisme des Juifs de France aux 19e et 20e siècles. Il a publié en 2008 Les Juifs de France et la Grande Guerre (éd. CNRS).
Tim Grady est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Chester en Grande-Bretagne. Spécialiste de l’Allemagne, ses recherches portent sur la Première Guerre mondiale et son impact sur la société allemande. Il s’est aussi longuement intéressé à l’expérience des soldats juifs allemands pendant la Première Guerre mondiale. Il a publié en 2011 The German-Jewish Soldiers of the First World War in History and Memory (Liverpool University Press).
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