L’élection de Joe Biden aussi, quoi qu’en disent les mauvaises langues. Ce politicien terne qui a passé un bon demi-siècle dans les corridors du pouvoir, par ailleurs redoutable gaffeur, n’est peut-être pas l’homme du renouveau. Mais c’est l’homme de la restauration, et c’est sans doute ce dont l’Amérique a le plus besoin aujourd’hui. Restauration de la politique, restauration de la santé mentale au sommet de l’Etat, restauration de la simple décence dans les rapports humains, restauration, sinon d’une harmonie sociale et d’une unité nationales qui n’ont pas été « perdues » pour la bonne raison qu’elles n’ont jamais existé, du moins de leur reconnaissance comme valeurs auxquelles il convient d’aspirer.
Il aura fort à faire. Après avoir travaillé quatre années durant à éviscérer la démocratie américaine, Trump tente d’en démolir les fondements. L’étonnant et inédit spectacle qu’il offre en s’accrochant au pouvoir, n’est pas destiné à renverser la décision du peuple américain. Avec un écart de plus de cinq millions de suffrages et 74 grands électeurs, les jeux sont faits. Il s’agit plutôt de jeter le discrédit sur le processus électoral et maintenir ainsi en mouvement la masse de ses partisans. La démocratie étant ce régime fondé sur la volonté
populaire exprimée par le vote et dont la première caractéristique est le passage en douceur d’un gouvernement à son successeur, c’est bien la démocratie libérale qui est visée en son cœur. C’est une stratégie de guerre civile, conçue pour empêcher Biden de gouverner et préparer son éventuel retour au pouvoir. Ses chances de réussite sont difficiles à évaluer. Ce que l’on peut avancer en attendant, c’est que Trump a perdu, mais que le trumpisme a de beaux jours devant lui.
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Le poids des Etats-Unis dans le monde étant ce qu’il est, la défaite de Trump réverbère au-delà de leurs frontières. Les dirigeants des démocraties, Merkel et Macron en tête, respirent mieux. Tout ce que la planète compte de démagogues, en revanche, étouffe. Le rêve de Steve Bannon, l’ex-conseiller fascistoïde de Trump et l’architecte de sa victoire en 2016, de tisser une internationale populiste sous sa férule, battait déjà de l’aile, mais la présence de son maître à la Maison Blanche assurait aux dictateurs de tout poil une marge de manœuvre appréciable. Il leur faudra désormais se mesurer à une présidence derechef soucieuse des droits humains à l’intérieur de leur pays et de normes plus civilisées de comportement à l’extérieur.
Netanyahou n’est pas Bolsanoro, ni Erdogan, ni même Orban. Non qu’il n’aimerait pas faire aussi bien que ce dernier, mais la démocratie israélienne résiste mieux que la hongroise. Justement, lui plus qu’un autre avait besoin de Trump pour exalter ses liens avec Washington. « Une autre ligue », pouvait-on lire sur ses affiches électorales où on le voyait poser en compagnie de son alter ego américain. Même s’il peut se prévaloir de liens anciens et amicaux avec le nouveau locataire de la Maison Blanche, le temps des « cadeaux » réputés sans contrepartie – le transfert de la capitale à Jérusalem, la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur le Golan et de la légitimité des colonies, les accords de normalisation avec les pays arabes du Golfe et d’ailleurs – est bel et bien révolu.
Justement, il faut faire vite, avant la passation des pouvoirs à Washington. C’est ainsi que s’explique le lancement d’une procédure d’appel d’offres pour la construction d’un nouveau quartier à Jérusalem. Giv’at Hamatos, tel est son nom, a servi de chiffon rouge à l’ensemble de la communauté internationale, dont l’Union européenne et les Etats-Unis. La raison est simple : situé entre la capitale et Bethléem, ce quartier empêcherait la division de Jérusalem et couperait irrémédiablement le territoire en deux, rendant ainsi impossible la création d’un Etat palestinien contigu. La date butoir de l’appel d’offres a été fixée au 18 janvier, soit deux jours avant l’inauguration du nouveau président…
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Comme je l’ai dit dans ma dernière chronique, la présidentielle américaine met au jour et creuse encore le fossé qui sépare Israël et la diaspora américaine. Car les Juifs américains ont fait mieux que voter aux trois quarts en faveur de Joe Biden ; com-me l’a démontré Chami Shalev dans un article récent (Haaretz, 10 novembre), dans les Etats pivots (swing states) ils ont simplement assuré son élection.
Ce fossé, le gouvernement de Jérusalem n’en a cure. Le Premier ministre et Zeev Elkin, le ministre de tutelle de Yad Vashem, se sont mis d’accord pour promouvoir la candidature de Effi Eitam à la tête de cette institution. Inutile d’expliquer aux lecteurs de Regards la signification symbolique, morale et pédagogique de Yad Vashem. Mais il n’est peut-être pas inutile de leur présenter l’homme que l’on veut installer à sa tête. Eitam a été commandant de la brigade Givati lors de la première Intifada, à la fin des années 80, lorsque quatre de ses soldats ont été jugés pour avoir battu à mort un Palestinien. Les soldats ont affirmé avoir suivi les ordres explicites du commandant de la brigade, lequel a été durement réprimandé par la hiérarchie. Il a été plus tard un des chefs du parti national-religieux et ministre dans le premier gouvernement Sharon. En 2006, il a publiquement appelé à expulser les Palestiniens des Territoires et à priver du droit de vote les Arabes citoyens d’Israël, une « cinquième colonne » et une « population de traîtres » selon lui. J’ignore si l’avalanche de protestations émanant notamment d’associations d’anciens déportés sera en mesure d’empêcher ce personnage d’accéder à la tête de Yad Vashem. Mais le seul fait qu’on y a pensé fait froid dans le dos. Imagine-t-on ce qu’on dirait en Israël si un membre en vue d’un parti néo-nazi était pressenti pour diriger le mémorial de l’Holocauste à Berlin ?
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Nous venons de commémorer le 25e anniversaire de l’assassinat de Yitzhak Rabin. Lors d’une session spéciale de la Knesset réunie à cette occasion, Benjamin Netanyahou a tiré de cet événement vieux d’un quart de siècle l’enseignement qui s’imposait : « Vingt-cinq ans après, l’incitation au meurtre du Premier ministre et de sa famille se poursuit, et personne ne dit mot ». L’impudence de cet homme ne connaît pas de limite. L’imbécillité de ses partisans non plus.
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Le Covid vient d’avoir raison de Saëb Erekat, l’un des Palestiniens qui ont le mieux connu Yitzhak Rabin. Négociateur coriace et vrai homme de paix, il avait été de tous les efforts pour y aboutir, depuis Madrid en 1991 jusqu’à aujourd’hui. Alors que tant d’Israéliens et de Palestiniens se sont fatigués d’un « processus de paix » qui n’en finit pas de mourir, lui n’a jamais perdu l’espoir de réaliser sa vision obstinée d’un Etat palestinien vivant en bonne intelligence avec l’Etat juif. Eloquent, cultivé, élégant, parfait anglophone formé aux Etats-Unis et en Europe, la paix et la réconciliation étaient son unique obsession. Gravement malade, ayant subi une transplantation du poumon, c’est cette obsession, disait-il à ses visiteurs, qui le maintenait en vie. Il est mort à l’hôpital Hadassah de Jérusalem, soigné jusqu’au bout par des médecins et des infirmières israéliens.