Regards croisés : Le mariage mixte en progression

Nicolas Zomersztajn
Le judaïsme, à l’instar du christianisme et de l’islam, n’autorise pas le mariage mixte. Le phénomène ne cesse pourtant de progresser, de plus en plus de Juifs choisissant ce type d’union. Nous avons sollicité l’opinion de deux spécialistes des mariages mixtes et de la transmission de l’identité juive, Joëlle Allouche-Benayoun et Séverine Mathieu.
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Quelle est l’ampleur des mariages mixtes aujourd’hui ?
Joëlle Allouche-Benayoun : Selon les derniers chiffres publiés cet été par le démographe israélien Sergio Della Pergola, les couples mixtes dépassent aujourd’hui le seuil des 50% dans toute la Diaspora. Dans l’ancien bloc communiste, les chiffres sont les plus élevés avec 70% à 80% de mariages mixtes. La récente enquête du Fond social juif unifié (FSJU) sur les Juifs français révèle que 30% d’entre eux font un mariage mixte. Ce chiffre passe à 40% chez les moins de 30 ans.
En dépit de l’ampleur du phénomène, le mariage mixte demeure-t-il encore tabou ?
Séverine Mathieu : Malheureusement, le tabou est encore important. Les autorités juives traditionnelles n’ont de cesse de dénoncer les mariages mixtes. Les rabbins orthodoxes s’y opposent avec virulence et considèrent même que les couples mixtes signent la fin du judaïsme. En dépit de l’ampleur du phénomène, la culpabilité subsiste dans le chef des deux conjoints. On touche ici à une question intimement liée à la mémoire de la Shoah. L’idée étant qu’on brise la chaîne de transmission et qu’on participe à la fin du judaïsme.
J. Allouche-Benayoun : Ce sentiment de culpabilité est même pris en charge par les enfants issus de couples mixtes. Ils évoquent tous la question de la Shoah. Comme s’ils considéraient que leur père avait trahi son peuple en épousant une non-Juive. C’est très curieux, car lorsque je leur demande ce qu’ils pensent du mariage mixte, ces enfants commencent toujours par me répondre à quel point la mixité est enrichissante. Mais au fur et à mesure, ils finissent par me dire que leur père a commis une erreur en épousant une non-Juive. Ils considèrent alors qu’ils évoluent dans une situation inconfortable par rapport aux Juifs « normaux ». C’est la raison pour laquelle de plus en plus d’enfants de couples mixtes dont la mère n’est pas juive entament une procédure de conversion au judaïsme. Bien qu’à travers une partie de leur famille ils perpétuent cet héritage juif, ils estiment toutefois qu’ils doivent moralement faire ce détour par la conversion pour être, comme ils disent, à 100% juifs. Cela ne vise pas tous les enfants de couples mixtes, mais je constate que cette tendance est en augmentation. C’est d’autant plus vrai pour ceux qui portent un nom juif, celui de leur père. Ces enfants me disent toute leur difficulté à porter ce nom tout en étant considérés comme non juifs par les Juifs et juifs par les non-Juifs. Ils ont un besoin de coller à cette identité qu’ils lisent dans le regard d’autrui.
Le mariage mixte mène-t-il systématiquement à l’assimilation comme le prétendent ses détracteurs ?
S. Mathieu : Non. Mes travaux portent précisément sur la transmission de la judéité dans les couples mixtes. Or, pour ces couples, il s’agit d’une question centrale. Je rencontre des couples mixtes revendiquant haut et fort leur identité juive en convenant bien sûr qu’ils ne sont pas religieux. Ils ne sont pas pratiquants, mais ils veulent transmettre un héritage juif en « bricolant » leur religion. Les conjointes non juives s’efforceront de s’approprier cette identité juive pour bien la transmettre aux enfants. Elles attachent ainsi beaucoup d’importance à l’éducation juive. On voit bien que les enfants ramènent leurs parents vers le judaïsme. La boutade célèbre du talmudiste israélien Adin Steinsaltz se concrétise pleinement : « Est juif celui dont les enfants sont juifs ». Ce qui montre bien que les mariages mixtes ne mènent pas nécessairement à l’assimilation.
J. Allouche-Benayoun : Il n’y a pas de réponse univoque. Ce n’est pas aussi simple que ça. De plus en plus d’enfants issus de couples mixtes souhaitent être juifs au regard de la Loi juive (Halakha). Paradoxalement, les enfants de mère juive, considérés comme juifs par la Loi juive, sont ceux qui s’éloignent le plus du judaïsme. Pour toute une série de raisons. Ils ne portent pas un nom juif et ils ne sont donc pas vus comme juifs. Or, d’un point de vue strictement religieux, ils sont juifs. On se trouve donc face à des situations en contradiction avec la Loi juive. Les femmes juives qui épousent un non-Juif commettent sciemment la transgression de quitter le groupe par ailleurs. Elles m’expliquent généralement leur malaise par rapport au judaïsme pendant leur jeunesse. Leur féminisme ou leur conscience de femme les a éloignées du judaïsme. Epouser un non-Juif fait partie de ce processus d’éloignement du judaïsme. Dans ce cas, la chaîne de transmission est rompue. Elles se marient plutôt avec des libres-penseurs et leurs enfants ne seront pas élevés comme juifs, ni circoncis alors qu’au regard de la Loi juive, ils sont juifs ! En revanche, les enfants nés d’un père juif et d’une mère non juive sont presque toujours circoncis et élevés dans le judaïsme. Mais malheureusement ni la tradition religieuse ni les autorités rabbiniques traditionnelles ne les considèrent comme des Juifs. On voit donc que la réalité vécue est en contradiction avec la tradition religieuse.
Les conjointes non juives mesurent-elles les difficultés qu’elles peuvent rencontrer en épousant un Juif ?
J. Allouche-Benayoun : Oui et c’est très émouvant. La moitié d’entre elles se convertissent pour faire plaisir au mari. Au départ, elles n’avaient jamais envisagé de devenir juives. Une fois le pas franchi, elles en acceptent toutes les conséquences et deviennent vraiment juives : elles se sentent appartenir au peuple juif et elles en mesurent toutes les difficultés, tout particulièrement lorsque l’antisémitisme éclate. Elles prennent également conscience de la douleur de ce choix par rapport à leurs enfants : par leur conversion, elles ont placé d’avance leurs enfants dans le peuple juif qui, il faut le reconnaître, est un groupe encore menacé de nos jours. Elles ne regrettent pourtant pas leur décision. Elles ont développé une sensibilité très forte par rapport à la judéité. Elles me confient même avoir la hantise de voir leurs enfants épouser des non-Juifs ! Elles ont donc complètement adopté l’identité juive. Elles oublient qu’elles ne l’étaient pas à l’origine. C’est un formidable brevet d’intégration à un groupe.
Quels sont les points de friction qui apparaissent dans les couples mixtes ?
S. Mathieu : La circoncision peut susciter des discussions difficiles, mais cette question est souvent résolue par l’accomplissement de ce rite de passage. Israël et le conflit du Proche-Orient sèment parfois le trouble. Un couple m’a confié qu’ils s’étaient étripés après avoir vu Intervention divine (film palestinien). La conjointe non juive a donc décidé d’aller voir seule Valse avec Bashir. Ces conflits sont alors résorbés par la décision de ne plus aborder cette question. Bien entendu, cela n’entraîne pas ces couples à la rupture. Il faut donc relativiser ce problème.
J. Allouche-Benayoun : Je ne pense pas qu’Israël constitue un point d’incompréhension insurmontable dans les couples mixtes. A travers toutes les informations que j’ai pu recueillir, seule l’alya apparaît comme la limite à ne pas franchir. Pour la politique israélienne, les conjointes non juives n’ont pas de position hostile à Israël. On s’aperçoit en fait que leur position sur Israël n’a rien de différent des Juifs de diaspora. Je n’ai pas trouvé auprès de ces femmes de militantes hostiles à Israël.
Les couples mixtes sont-ils plus tolérants ?
J. Allouche-Benayoun : Non. Ils ont le sentiment d’être plus tolérants car ils ont fait l’effort d’épouser quelqu’un de différent. Mais c’est une tolérance à usage interne. Bien que leur discours insiste sur la tolérance, au bout d’une heure de conversation, je m’aperçois souvent qu’ils ne sont pas plus tolérants que les couples endogames. Ils peuvent même parfois tenir des propos horribles sur les Autres.
Le mariage mixte est-il une expression de la modernité juive ?
S. Mathieu : Nous évoluons dans une société caractérisée d’une part par la sécularisation, où les références ne sont plus seulement religieuses, et d’autre part par une individualisation des pratiques religieuses où chacun opère une sorte de « bricolage » religieux, qui est une manière de réinventer un lien avec sa religion. On se marie plus volontiers dans le même milieu social que dans le même milieu religieux. On favorise l’homogamie sociale plutôt que l’endogamie religieuse. Le mariage mixte est donc un signe de modernité pour les Juifs mais également pour tous les milieux de la société en général. Les mariages mixtes sont de toute manière en progression en Europe occidentale. La mixité matrimoniale devient quasiment la norme.
J. Allouche-Benayoun : Oui. Le mariage mixte apparaît clairement comme une avant-garde de la modernité. Dans nos sociétés multiculturelles marquées par la diversité, les couples mixtes expérimentent au quotidien cette situation. Dans les rapports qu’ils développent avec leurs enfants et leurs familles, ils mettent en place des mécanismes de l’ultra-modernité.
Séverine Mathieu est docteur en sociologie, professeur agrégée de sciences sociales à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) et membre du Groupe Sociétés, Religions et Laïcité attaché au CNRS. Outre ses recherches sur la transmission du judaïsme dans les couples mixtes, elle travaille sur différents thèmes liés aux questions de la laïcité. Elle a notamment publié en 2009 La transmission du judaïsme dans les couples mixtes (L’Atelier).
Joëlle Allouche-Benayoun est docteur en psychologie sociale, maître de conférences à l’Université de Paris XII, elle y dirige la licence en sciences de l’éducation. Elle est également chercheuse statutaire au Groupe Sociétés, Religions et Laïcité du CNRS. Ses domaines de recherches portent sur le judaïsme, les modalités identitaires et les rapports aux identités prescrites et héritées, la transmission des valeurs, les processus de sécularisation et d’acculturation.

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