Ce que nous dit encore l’affaire Dreyfus

Nicolas Zomersztajn
Dans son film J’accuse, Roman Polanski traite l’affaire Dreyfus à travers le regard du colonel Picquart, le chef du contre-espionnage qui a découvert les irrégularités flagrantes de la condamnation du capitaine Dreyfus. Détenant la preuve de la culpabilité du véritable traître (le commandant Esterhazy), Picquart entre dans la bataille pour faire triompher la vérité.
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Ce choix scénaristique est original, car Picquart n’est ni un proche des milieux dreyfusards ni un progressiste épris d’idéaux républicains. Son moteur, c’est l’honneur de l’armée. Par ailleurs, il déteste les Juifs et il ne se départira jamais de son antisémitisme ni de sa détestation de Dreyfus. Tout cela ne l’empêche pas d’être un acteur majeur dans le combat en faveur de Dreyfus.

En plaçant le colonel Picquart au cœur de son film, Polanski bouscule ainsi certaines idées reçues sur l’engagement en faveur de cet officier juif condamné à tort. On aurait pu croire qu’il choisisse plutôt une personnalité socialiste comme Jaurès, considéré comme un des dreyfusards les plus combatifs. Si dans l’imaginaire de la gauche, l’affaire Dreyfus occupe une place centrale, le combat dreyfusard ne s’est pourtant pas imposé comme une évidence pour une grande partie des socialistes français. En cette fin de 19e siècle, l’antisémitisme imbibe encore les milieux socialistes français façonnés par l’assimilation du Juif à l’argent, à la finance et au capitalisme. Ces préjugés antisémites expliqueront le refus de nombreux socialistes à prendre position en faveur de Dreyfus.

Ainsi, le 19 janvier 1898, soit quelques jours après la parution du J’accuse d’Emile Zola, le groupe parlementaire socialiste à l’Assemblée nationale publie un Manifeste sur l’affaire Dreyfus dans lequel ses membres (dont Jaurès !) invitent les militants socialistes à ne pas s’associer aux campagnes dreyfusardes. Alors que des émeutes éclatent dans plusieurs villes françaises et que des violences frappent les Juifs, ces députés socialistes proclament que l’affaire Dreyfus est une affaire bourgeoise qui met en cause des bourgeois dans le cadre d’institutions bourgeoises. Pour cette raison, elle ne concerne pas les socialistes qui ne doivent pas se détourner de la lutte des classes en défendant un bourgeois fortuné ayant choisi l’armée. Des considérations antisémites émaillent leur manifeste, notamment lorsqu’ils reprochent à la campagne en faveur de Dreyfus d’être financée par des capitalistes juifs qui essaient à travers la réhabilitation de Dreyfus « de laver à cette fontaine toutes les souillures d’Israël » et de « garder leur part de butin après tous les scandales qui les ont discrédités ».

Grâce à la détermination de Jaurès -qui rejoint finalement le camp dreyfusard-, les socialistes adhèrent progressivement au combat en faveur de Dreyfus, se consacrent désormais à la défense des droits de l’homme et prennent conscience du danger que constitue l’antisémitisme, véritable piège pour la classe ouvrière. Toutefois, le préjugé selon lequel les Juifs sont les principaux agents du capitalisme subsistera bien après l’affaire Dreyfus au sein de certaines franges de la gauche.

Aujourd’hui encore, l’hostilité envers les Juifs prend souvent la forme de l’assimilation de ceux-ci aux élites et aux dominants. Les dérives de certains tenants de la théorie de la domination entrent en résonance avec les délires antisémites économiques du jeune Marx (Sur la question juive). Cela peut amener les Juifs à se demander si ces pourfendeurs des élites se lanceraient dans la bataille pour défendre un Dreyfus du 21e siècle. Trop de langues ont fourché pour répondre favorablement et considérer que la gauche radicale soit claire sur cette question. Et le malaise qu’elle éprouve à condamner l’antisémitisme ne fait que confirmer les craintes juives.

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