Charlie et les petits censeurs

Guy Haarscher
Les militants sont la plupart du temps monomanes. Ils ont, souvent légitimement, en tête une injustice à corriger, et ils se mobilisent pour atteindre leur but. Quoi de plus normal ? Mais le problème essentiel consiste peut-être en ceci que plusieurs valeurs sont en jeu, et qu’à n’en défendre qu’une seule au détriment des autres, ils risquent de se tirer une balle dans le pied.
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Le communisme, la lutte contre le pouvoir de l’argent et du capital, le combat pour une société solidaire : quels idéaux exaltants ! Pourtant, excédés par la résistance des choses et la lenteur du progrès, les militants marxistes se sont mis à déconsidérer la démocratie et les droits de l’homme, compris comme des obstacles à une transformation radicale de la société dont ces révolutionnaires auraient constitué l’avant-garde éclairée. La démocratie libérale et l’Etat de droit imposent effectivement une certaine lenteur à ceux qui désirent le « grand soir » : il faut convaincre une majorité pour opérer la transformation désirée, et il est requis, pour les moyens utilisés à cet effet, de respecter les droits de l’homme. Obtenir un consensus démocratique, limiter les moyens légitimes pour arriver au but : voilà ce qui a été refusé par les militants radicaux.

Qu’au bout du chemin se soient profilés les cauchemars totalitaires plutôt que les lendemains qui chantent n’aurait pas dû étonner plus que de mesure. Un pouvoir d’avant-garde sans légitimité démocratique et débarrassé des pesanteurs de l’Etat de droit ne peut qu’évoluer à la dérive : comme il n’est par définition pas contrôlé grâce à la séparation des pouvoirs de la démocratie libérale (dont il s’est débarrassé), il n’existe aucune garantie -aucune chance de vérifier- que l’on s’avance effectivement en direction du but visé. Lutter pour une valeur (l’égalité des êtres humains) au détriment des libertés fondamentales et de la démocratie mène donc nécessairement à la catastrophe.

L’ULB a organisé récemment une conférence où étaient invités à parler Gérard Biard, le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, et Marika Bret, la directrice de publication du magazine. La soirée était consacrée aux « nouvelles censures », bref aux menaces contemporaines pesant sur la liberté d’expression. Charlie a, nous le savons, payé le prix du sang pour défendre cette dernière. « Nous sommes Charlie » non seulement parce que nous défendons le droit à la vie des dessinateurs sauvagement abattus par les djihadistes, mais aussi parce que la courageuse impertinence de ce journal allège la chape de plomb du conformisme ambiant, qu’il soit ou non connoté religieusement.

Il existe aujourd’hui, un mouvement dit de l’intersectionnalité, consacré aux victimes de discriminations multiples : par exemple une femme noire, homosexuelle ou transgenre, handicapée, pauvre, etc. Cette femme se trouve au croisement de diverses discriminations, elle les subit toutes (d’où l’idée d’intersectionnalité). A nouveau, le combat est en son fond tout à fait légitime, puisqu’il concerne des victimes à plusieurs égards. Mais pourquoi mettre en danger la liberté d’expression et exiger que les « réactionnaires » (Charlie !) ne parlent pas sur le campus de l’ULB ? Pourquoi essayer (ils n’ont heureusement pas réussi) de reproduire le tristement célèbre épisode « Caroline Fourest » (elle aussi liée à Charlie), quand cette dernière avait été empêchée de s’exprimer par les islamo-gauchistes ?

C’est comme si la valeur de la liberté d’expression se trouvait cette fois-ci, comme ailleurs d’autres droits de l’homme, subordonnée à l’émancipation des victimes de discriminations multiples. Sottement, ces nouveaux censeurs ont en quelque sorte justifié le titre de la conférence. Oui, ils sont dangereux pour la liberté d’expression, et leur monomanie militante risque bien, à nouveau, de signifier l’écrasement de valeurs tout à fait essentielles, notamment pour la défense, dans une démocratie libérale, des victimes de discriminations dites « intersectionnelles ».

Gérard Biard, rédacteur en chef de Charlie Hebdo, les a énervés parce qu’il a pointé du doigt les « groupuscules refusant le débat ». Ils reprochent à Riss de vouloir « dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d’école » (apprenez notamment bien sagement l’écriture inclusive, sinon votre destin de « réactionnaires » interdits de parole sera assuré !). Qu’ils viennent discuter et on leur rappellera deux choses : que Charlie est l’opposé du « réactionnaire » et qu’un vrai réactionnaire aurait évidemment eu le droit de parler à l’ULB, temple du libre examen, de la liberté d’expression et du débat contradictoire sans lequel les meilleures idées se figent inéluctablement en nouveaux catéchismes.  

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