Jeune homme de la Nouvelle Vague, militant de gauche, producteur et distributeur de cinéma, Marin Karmitz est né « ailleurs », en Roumanie. De cette enfance-là, il a gardé une certaine mélancolie qui le suit à travers ses œuvres, ses engagements et ses questionnements, un flambeau désormais transmis à ses fils Nathanaël et Elisha, aujourd’hui à la tête du réseau MK2.
Une petite foule se masse aux abords de la place de la Nation, à Paris. Alors qu’à Cannes le festival du film bat son plein, devant le cinéma MK2 de l’Est de la capitale, ni tapis rouge, ni smokings mais une nuée de cinéphiles. Réseau emblématique du cinéma d’auteur à l’échelle mondiale, MK2 se démarque dans un milieu qui cherche un second souffle. Au programme, depuis sa création en 1974, pas de pétrole mais beaucoup d’idées. Et une vision du monde, propagée par son fondateur Marin Karmitz, qui déborde de l’écran pour investir la rue, la vie, à la conquête des têtes et des cœurs. Depuis des décennies, à rebours d’un discours imbibé de sinistrose, la formule MK2 fonctionne et s’impose au fil du temps. Plein d’allant et d’inspiration, elle raconte une autre vision de la création, un soutien constant aux artistes et une vision du 7e art devenu lieu de rassemblement et de discussion. Le succès populaire (7M de spectateurs à travers l’Europe) et les récompenses glanées dans bon nombre de festivals (plus de 200 à ce jour) attestent du succès de cette curiosité jadis marginale. En l’espace de dix ans, la société a doublé son chiffre d’affaires, atteignant à 100 millions d’euros en 2023. Surtout, elle poursuit son développement, s’étendant hors de l’hexagone (en Espagne notamment) et continuant à créer, autour de leurs complexes – 23 au total en France pour 200 écrans au total – des centaines d’événements, de débats et de conférences.
Réflexion autour du rôle de l’intelligence artificielle, projet de création d’un musée du cinéma et signature d’un lien commercial avec le réseau social en vogue Letterboxd : en 2025, la to-do list de la famille Karmitz est bien remplie. Mais c’est un autre projet d’ampleur, caractéristique de l’ADN mk2, qui a récemment retenu notre attention : l’acquisition des droits France et Monde des films de Claude Lanzmann, incluant le monumental Shoah inscrit au registre de la « Mémoire du monde » de l’UNESCO et disponible dans une version restaurée en 4K. En outre, l’accord avec la société de production Les Films Aleph inclut cinq autres films du cinéaste et écrivain français : Tsahal (1994), Un Vivant qui passe (1999), Lights and Shadows (2008), Le Rapport Karski (2010) et son premier film : Pourquoi Israël (1973). « C’est un immense honneur de se voir confier l’œuvre de Claude Lanzmann », confie Nathanaël Karmitz, Président du Directoire de mk2. « Son œuvre vitale, résultat de l’engagement d’une vie, se doit d’être restaurée, sauvegardée et transmise le plus largement possible aux nouvelles générations. C’est ce à quoi nous allons nous atteler avec énergie, en cohérence avec la philosophie de notre société. »
Toucher à la fois le grand public et la critique
Il suffit de rencontrer les frères Karmitz, Elisha et Nathanael, tous deux fils du fondateur désormais retiré des affaires, pour mesurer la prégnance de leur héritage juif. En pénétrant dans l’arrière-cour de la rue Traversière, siège historique du groupe familial, on croit en effet entrer dans un autre monde. Un cocon. Un havre… Un kibboutz, pourrait dire l’observateur attentif ! Dès l’accueil, le cadre est posé. Des sièges de cinéma au feutre rouge caractéristique remplacent les traditionnels fauteuils des salles d’attente. Au mur, les affiches des productions de la maison dessinent un horizon esthétique audacieux. Comme autant de preuves de la passion qui anime la famille Karmitz depuis 1974, Juste la fin du monde (Xavier Dolan) côtoie ici Portrait de la jeune fille en feu (Céline Sciamma) tandis qu’Anatomie d’une chute (Justine Triet) voisine avec Simple comme Sylvain (Monia Chokri). En d’autres termes : du cinéma d’auteur, incandescent et contemporain, qui a réussi à s’imposer en dépit de la netflixisation à marche forcée. Depuis cinquante ans, si tout autour le monde change rapidement, la recette demeure ici inchangée : toucher à la fois le grand public et la critique la plus exigeante, sans abandonner son idéal. Créer, comme le disent de concert Nathanaël et Elisha Karmitz, un langage. « Dans le tourbillon des vidéos éphémères et des récits ultracourts qui polarisent notre quotidien, il nous faut rappeler avec force qu’avant de faire un métier d’image nous faisons un métier de langage. L’image fige les choses, alors que le regard les anime », souligne Nathanaël Karmitz. C’est sur cette certitude que s’est constitué puis a grandi MK2, à la fois comme groupe de production, de distribution et de vente internationale, mais aussi en qualité coproducteur et de diffuseur à l’étranger.
Un retour en arrière s’impose. En 1962, Marin Karmitz est premier assistant sur le film mythique d’Agnès Varda, Cléo de 5 à 7. Quelques années plus tard, il tourne son premier long-métrage, Sept Jours Ailleurs, l’histoire d’un jeune compositeur qui étouffe dans son milieu social et familial. À l’écran, on suit la quête de liberté de Jacques, héros sur le départ, désireux de recommencer sa vie ailleurs… Une trame narrative qui ressemble finalement bien à l’itinéraire haut en couleurs de son réalisateur. Tour-à-tour qualifié de pirate ou de « génial emmerdeur », Marin Karmitz se distingue dès l’origine par un modus operandi à rebours des codes du milieu. Déjouant systématiquement les plans du destin, l’enfant juif né en 1938 à Bucarest et promis à l’extermination, saura toujours tirer son épingle du jeu. Un rare élan vital à l’origine d’une grande aventure artistique et entrepreneuriale. Devenu producteur, puis exploitant de salles, l’homme aux multiples casquettes saura mieux que quiconque s’entourer, s’inspirer. « Il a eu la chance de connaître Rossellini, Beckett, Kieslowski, Duras, Kiarostami, Godard. Qu’a-t-il fait de cette chance ? Des films », résume le journaliste Stéphane Paoli.
L’ascension de Juifs polonais installés à Bucarest
Quel est le fil rouge de cette carrière extraordinaire ? Outre cette brulante passion pour le cinéma et ses faiseurs, une volonté marquée de perpétuer les idées issues de la tradition familiale et de la réflexion juive progressiste. Une volonté farouche et non négociable. Du côté paternel, les Karmitz, originaires de la région de Siedlce, sont des Juifs polonais installés à Bucarest au milieu du XIXe siècle. « Ils fuient alors les pogroms qui se multiplient dans cette région de Mazovie sous domination russe, pour gagner le ‘‘Vieux Royaume’’ de Valachie, en train de se réformer en un État roumain moderne. Bucarest, la capitale, est en plein essor, accueillante avec les étrangers qui viennent en nombre y chercher fortune », raconte Antoine de Baecque dans une dense et passionnante biographie intitulée Marin Karmitz, Une autre histoire du cinéma (Flammarion, 2024). La génération suivante se spécialisera dans le commerce de bouche et parviendra à se rapprocher du roi comme de sa cour. Celle qui lui succède s’intéressera ensuite à l’industrie pharmaceutique, rapportant en contrebande des médicaments et autres vitamines qui manquent cruellement localement. Un ancêtre, Isidore, ne tarde pas à s’illustrer dans le domaine et révèle être un génie des affaires raconte « Il a l’idée d’officialiser cet import-export pharmaceutique et, grâce à quelques contacts bien placés au palais, peut ouvrir au milieu des années 1920 une officine à Bucarest », poursuit de Baecque. « Le commerce est rapidement florissant : l’entreprise Karmitz devient la plus grosse société d’importation produits chimiques et pharmaceutiques des Balkans. Les quatre frères Karmitz deviennent riches, formant bientôt l’une des familles parmi les plus aisées, puissantes et connues du pays, prenant place dans une haute bourgeoisie juive qui réside dans de belles maisons ‘‘à la française’’ au sein du quartier Evreiesc, surnommé le ‘‘vieux Jérusalem’’, entre la Grande Synagogue, érigée en 1845 par des Juifs d’origine polonaise dans le style rococo, le temple Coral, synagogue néo-mauresque des années 1860, et la place Unirii, accolée à un grand parc au centre de la ville. » Les Karmitz, qui parlent alors yiddish et roumain, s’émancipent peu à peu de la communauté juive mais demeurent d’importants donateurs de la synagogue. « Une assimilation à la bonne société roumaine, par l’aisance, la culture, l’ascension sociale, qui ne les éloigne pas du judaïsme. Isidore et Leonte ont ainsi financé et ouvert une maternité juive et sont liés par liens de parrainage au grand rabbin de Bucarest », rappelle Baecque. Aux ors engloutis des Carpates et du Danube succèderont l’exil, le déracinement, le temps de la reconstruction puis une épatante reconquête sur fond d’engagement à gauche et de découverte du cinéma. Le tout sans jamais oublier ce que l’on doit à ses origines. La saga des Karmitz ressemble à une épopée haute en couleurs et pleine de rebondissements. Ici, le réel a surpassé la fiction.