Je n’aime guère, en général, les biographies romancées. Ce ne sont ni à proprement parler des livres d’historiens, ni de grands romans. Le livre de Fanny Lévy, qui retrace le destin d’une sœur de Franz Kafka, Ottla, échappa à la règle. D’abord elle a tout lu concernant Kafka lui-même, ses œuvres et ses Journaux, mais aussi la foisonnante littérature autour de cet immense écrivain, si singulier. Autre mérite : Fanny Lévy ne « romance » pas : elle se tient au plus près de la vérité, des faits ; elle n’invente pas de faux dialogues, mièvres, grandiloquents et invraisemblables. Ainsi, dès le premier chapitre, nous voici avec des enfants provenant du ghetto de Byalistok à présent anéanti, des orphelins qui ont été envoyés dans le camp-ghetto de Theresienstadt en Tchécoslovaquie. Où va-t-on, dans ces wagons à bestiaux ? On a dit aux enfants (le mensonge est toujours la règle à Theresienstadt, que les détenus appellent « la ville du comme si ») qu’on roulait vers la liberté, en Suisse ou en Suède. Et Ottla qui les accompagne, en ce début d’octobre 1943, perpétue ce mensonge.
À Prague, elle a divorcé de son mari « aryen » pour le préserver et préserver leurs deux filles. Fanny Lévy nous présente une peinture saisissante de la vie dans Theresienstadt. A la fois la misère extrême, la faim, la maladie, la boue, et les départs quotidiens de convois pour la Pologne, et en même temps une vraie vie culturelle faite de musique, de théâtre, y compris de marionnettes, de poésie, d’art. Les enfants sont pris en charge par des éducateurs improvisés, dont Ottla, qui pense sans cesse à ses filles restées à Prague et à son frère Franz que les enfants aimaient tant, son frère trop tôt disparu, voici presque vingt ans.

Elle connait presque tous ses récits par cœur, pourraient les raconter aux enfants dont elle a la charge. Il y eut une conférence au camp, sur Kafka, à laquelle Ottla prit part. Elle rappela son agonie si lamentable de tuberculeux, et sa mort dans un sanatorium près de Vienne, en juin 1924. Et puis ses souvenirs sont d’une grande précision. Leur hostilité commune au père (Hermann Kafka), tyrannique, conformiste, sans délicatesse. Et aussi l’amitié de Franz pour cet acteur du théâtre yiddish, originaire de Lemberg en Galicie, Yitzhak Löwy, qu’Hermann voulait aux gémonies, l’accusant de tous les maux, à commencer d’être un Ostjude. Certes Ottla connaissait fort bien son génie de frère. Mais c’est Fanny Lévy à qui j’aimerais ici rendre hommage, saluer sa parfaite maitrise de son double sujet, le frère et la sœur, le camp de Terezin. Et aussi le ton qui est le sien, plus encore que respectueux : en profonde empathie. On l’aura compris, ce train où nous sommes avec des enfants et leur accompagnatrice Ottla Kafka se dirige avec Auschwitz.