Malgré l’ampleur des violences et de la catastrophe humanitaire au Soudan, la tragédie d’El Fasher n’a que tardivement suscité l’attention européenne. Un contraste frappant avec l’attention immédiate et massive portée à Gaza. Ce décalage interroge les biais, héritages et angles morts qui conditionnent la hiérarchie des souffrances dans l’espace public. Comprendre ces mécanismes, entre héritages coloniaux, biais racialistes et projections eurocentrées, est indispensable pour penser une solidarité réellement universelle.
Les événements d’El Fasher ont attiré l’attention des médias européens sur le Soudan de façon inédite depuis le début de cette guerre, qui sévit pourtant depuis avril 2023, et atteint des niveaux de destruction, de famine et de crimes de masse inégalés. La prise de conscience de ce décalage entre l’ampleur du drame soudanais et la relative discrétion de la réaction internationale interroge. Les tentatives d’explication voire de justification de ce constat s’appuient sur des arguments étonnants : proximité, degré de responsabilité européenne, visibilité médiatique. Interroger ces justifications pour comprendre ce qu’elles disent du regard européen sur ces conflits permet de réfléchir aux conditions d’un soutien à toutes les victimes dans le monde, avec la même exigence de justice, sans fausse bonne conscience, ni hiérarchie implicite.
La faible visibilité du drame soudanais dans l’opinion publique s’expliquerait, selon certains, par la priorité d’autres conflits en cours dans lesquels l’Europe a une responsabilité historique, en l’occurrence le Proche-Orient. Il ne s’agit pas d’opposer des douleurs ni de délégitimer les mobilisations en faveur de Gaza. Nul ne peut décemment contester que la catastrophe de Gaza justifie une mobilisation forte- humanitaire, politique, morale.
La guerre au Darfour ne peut toutefois être comprise sans rappeler la colonisation anglo-égyptienne (fin XIXe – milieu XXe siècle) qui a désorganisé les structures sociales et politiques locales, les traités économiques inégaux qui, après l’indépendance, ont prolongé l’exploitation des ressources au bénéfice des anciennes puissances coloniales et le soutien européen à des régimes autoritaires, au nom de la lutte contre l’immigration ou de la stabilité énergétique. Oublier la part européenne de ce désastre, c’est entretenir une malhonnêteté intellectuelle, celle d’une Europe prompte à rester silencieuse par rapport à certaines conséquences de ses actions.
Un racialisme inconscient
D’autres analyses imputent cette invisibilisation à des circonstances tirées de l’éloignement géographique, de la complexité du conflit, et de l’absence d’images spectaculaires. Ces explications trahissent, quant à elles, une hiérarchie implicite de la valeur des vies humaines, selon des critères de proximité, de « civilisation » ou de ressemblance, révélatrice de biais racialistes inconscients ; l’absence d’introspection sur le passé colonial européen et l’inscription du Soudan dans un ailleurs lointain auquel on doit peu et pour lequel la mobilisation semble facultative. En comparaison, la Palestine concentre une compassion plus immédiate et une volonté de démonstration morale, y compris en lien avec la scène politique intérieure européenne.
Ce biais, involontaire et structurel, est induit par un système de représentations et de pratiques qui hiérarchise inconsciemment la valeur des vies selon des critères raciaux et géopolitiques et qui s’exprime dans la manière dont certaines souffrances, souvent africaines, sont perçues comme « inévitables » ou « ordinaires ». Cette perception découle d’un regard postcolonial encore ancré dans les mentalités : l’Afrique reste perçue comme un lieu de chaos naturel, non comme le produit de rapports historiques de domination. Comme le souligne l’historien et politologue Achille Mbembe, « le regard européen continue de classer l’humanité selon des degrés d’importance. » L’invisibilité dont souffre le Soudan en est une manifestation contemporaine. Reconnaître ce biais ne vise pas à culpabiliser, mais à rendre la solidarité plus cohérente : une compassion réellement universelle doit s’exercer sans hiérarchie ni filtre culturel.
La solidarité avec le peuple palestinien est moralement et politiquement indispensable. On a bien trop tardé à dénoncer l’oppression structurelle envers la population palestinienne, les politiques d’occupation, les crimes de guerre et les violations majeures du droit international. Au-delà de cette solidarité nécessaire, interroger les cadres cognitifs et affectifs à travers lesquels l’Europe pense cette solidarité montre que certains discours demeurent ancrés dans des références proprement européennes et tendent à projeter sur le Proche-Orient des grilles d’analyse forgées par et pour l’histoire occidentale. Cette projection produit ce qu’on pourrait appeler un eurocentrisme solidaire : une forme de soutien qui, tout en se réclamant de l’universalisme, reconduit une logique de surplomb. L’eurocentrisme, entendu au sens où l’emploie Samir Amin, désigne « une vision du monde qui place l’Europe au centre de la production du sens et de la légitimité » (L’Eurocentrisme, 1988). Même lorsque l’Europe prétend s’ouvrir à l’altérité, elle le fait à partir de ses propres catégories d’intelligibilité. Le soutien européen à la cause palestinienne ne fait pas exception : il reste souvent structuré par des métaphores et analogies internes à l’histoire européenne.
Ainsi, Israël est parfois décrite comme une puissance coloniale à l’image de la France en Algérie ou de la Grande-Bretagne en Inde. Cette analogie, pertinente pour décrire les logiques d’occupation, tend cependant à projeter des modèles politiques issus des expériences coloniales européennes. Elle permet à l’Europe de se repositionner dans une posture morale valorisante : en soutenant la Palestine, elle se donne le rôle de l’ancien colon devenu justicier. Le philosophe Étienne Balibar, dans un entretien à la Revue K. (Penser Gaza, 2025), souligne la dimension paradoxale de cette posture : « L’idée d’une entreprise de colonisation au service d’une métropole collective euro-américaine est une fiction qui minimise la façon dont l’Europe a vomi ses Juifs, la violence de la guerre civile européenne dont ils furent les principales victimes, et la complexité des mobiles qui ont conduit l’ONU à conférer une légitimité à l’État d’Israël. » La référence à la colonisation sert donc ici de catharsis historique : elle permet au regard européen de transformer sa culpabilité en vertu, de se réconcilier avec elle-même en se plaçant du côté des opprimés. Dans cette perspective, la Palestine devient moins un objet politique qu’un espace projectif : l’écran sur lequel l’Europe rejoue ses propres fantômes – antisémitisme, impérialisme, esclavage.
Cette dynamique de projection a une autre conséquence directe : la négation de l’agentivité palestinienne. L’agentivité, au sens donné par Anthony Giddens ou Judith Butler, désigne la capacité d’un sujet à agir dans et sur des structures de domination. La pluralité politique, sociale et culturelle des Palestiniens est souvent réduite à un récit unique, moralement chargé, où l’héroïsme et la souffrance tiennent lieu d’analyse. Cette essentialisation du peuple palestinien comme entité unifiée et homogène efface les enjeux politiques internes. Or, comme le rappelle Edward Saïd dans The Question of Palestine (1979), la reconnaissance du peuple palestinien ne peut se limiter à la compassion : « Être reconnu, ce n’est pas être plaint. C’est être admis comme interlocuteur, comme sujet politique capable d’agir, de penser et de décider. »
Paternalisme humanitaire
La compassion, lorsqu’elle se substitue à la reconnaissance, devient une forme de paternalisme humanitaire, où le sujet européen conserve la maîtrise du récit et de la parole. Ce paternalisme se manifeste aussi par un désintérêt sélectif pour les réalités régionales et l’ignorance du rôle des régimes arabes – autoritaires, monarchiques ou théocratiques – qui ont instrumentalisé la cause palestinienne à des fins de légitimation interne ou de rivalité géopolitique. Comme le note l’historienne Rashid Khalidi (The Iron Cage, 2006), les États arabes ont souvent utilisé la Palestine comme « un capital symbolique, mobilisable mais sacrifiable ».
Dans certains espaces occidentaux, évoquer la répression des opposants au Hamas à Gaza, la corruption ou le clientélisme des élites locales est perçu comme une trahison. Cette censure morale empêche de penser la Palestine comme un espace politique traversé de contradictions, et non comme un simple symbole. Elle révèle une incapacité à concevoir la complexité du monde arabe autrement que sous la forme d’un Autre unifié, figé dans la souffrance. Dans son ouvrage fondateur des études postcoloniales, L’Orientalisme : L’Orient créé par l’Occident (éditions Seuil), Edward Saïd a mis en garde contre cette attitude, qu’il identifiait comme une persistance de l’orientalisme : « Sous prétexte de sympathie ou d’exotisme, l’Occident continue de parler à la place de l’Orient, d’assigner des rôles et des voix, de décider qui est légitime et qui ne l’est pas. » La solidarité, lorsqu’elle refuse la critique interne, devient un outil de domination symbolique : elle parle au nom des autres, détermine les limites du dicible, et filtre les voix recevables.
L’un des effets pervers de cette confusion entre compassion, militantisme et projection morale est la désinhibition du discours antisémite. Sous couvert d’antisionisme, certains mouvements glissent vers une essentialisation des Juifs comme groupe dominant, réassigné à une position de « blanc occidental », complice de l’impérialisme. Les slogans entendus dans certaines manifestations en Europe (comparaisons entre Israël et le nazisme, détournement des symboles de la Shoah, complotisme) traduisent cette dérive. Ce glissement illustre ce qu’Achille Mbembe appelle un « conflit des mémoires » (Politiques de l’inimitié, 2016) : les mémoires de la Shoah et de la colonisation sont mises en concurrence, au lieu d’être pensées dans leur articulation. Le regard européen, en cherchant à solder son passé, tend à hiérarchiser les souffrances : l’antisémitisme d’hier et l’anticolonialisme d’aujourd’hui deviennent les deux pôles d’une morale fragmentée, où la justice universelle se dissout dans des logiques identitaires. Reconnaître ce risque n’est pas délégitimer la critique des actions d’Israël, mais au contraire de préserver la portée politique de cette critique, en la distinguant clairement de tout risque d’essentialisation.
Pour une solidarité décentrée et cohérente
L’analyse des justifications données à l’invisibilisation du Darfour ne doit pas servir à juger, mais à comprendre. Elle montre que sortir de la compassion sélective, qui est une tendance humaine, nécessite une prise de conscience. Accepter, d’abord, que nous sommes conditionnés à ce biais, sans chercher de fausses excuses. Les récentes tentatives d’autojustification de la différence de mobilisation autour de la Palestine et du Soudan révèlent une inégalité flagrante dans la distribution de la compassion, qui s’explique par la manière dont les opinions publiques européennes projettent leurs propres conceptions sur ces conflits. Admettre, ensuite, que la solidarité européenne envers les victimes de crises internationales suppose un décentrement du regard. Il ne s’agit pas de renoncer à l’engagement, mais de le désoccidentaliser, c’est-à-dire, selon la formule de l’historien indien Dipesh Chakrabarty (Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Difference, 2000), de sortir l’Europe de sa position implicite de norme universelle.
Une solidarité lucide impliquerait notamment de porter une attention équitable à l’Histoire, en ramenant enfin à notre regard celle d’Etats qui souffrent encore des conséquences directes de la colonisation et de l’exploitation des ressources, tels que le Soudan, le Congo, le Rwanda notamment, confronter les héritages européens, sans les projeter sur le monde: la Shoah, la colonisation et l’impérialisme doivent être pensés ensemble, mais sans instrumentalisation croisée et substituer à la compassion morale une éthique de la reconnaissance, où les acteurs locaux sont envisagés comme des sujets politiques, non comme des icônes sacrificielles.
Comme l’écrivait Frantz Fanon, « L’Europe est indéfendable » (Les damnés de la terre, 1961), mais cela ne signifie pas que tout doit être jugé à travers elle. Une véritable solidarité, post-eurocentrée, devrait s’efforcer de penser avec les peuples concernés, et non à leur place. Elle requerrait une attitude d’écoute, de réflexivité et de mise en question permanente de notre propre position de regardeurs privilégiés. Il s’agirait de cesser de penser l’Europe comme centre implicite de sens et de légitimité, pour construire une solidarité véritablement universelle ; une solidarité avec, et non sur les peuples concernés.






