En 2009, le politologue français Dominique Moïsi avait publié La Géopolitique des émotions (Éditions Flammarion). Il s’intéressait aux émotions comme critère d’explication et de classement des grands pôles de référence dans le monde contemporain. Sans pour autant écarter la géographie de ses grilles d’analyse, il s’attache à souligner l’importance des émotions dans les relations internationales. Quinze ans plus tard, il publie Le triomphe des émotions, la géopolitique entre peur, colère et espoir (Éditions Robert Laffont). Dans ce livre, il s’efforce de fournir une grille de lecture d’un nouvel ordre émotionnel dans un monde qu’il perçoit comme tripolaire, avec un Sud global animé par une forme de ressentiment envers le monde occidental et d’espoir pour lui-même, un Orient global (Chine, Russie, Iran et quelques États parias) hostile aux valeurs démocratiques et à l’État de droit et animé par une colère à l’égard du monde occidental auquel il veut substituer son modèle civilisationnel. Et enfin, dernière pointe de ce triangle géopolitique mondial, un Occident global. « Ce groupe partagé entre peur et résilience inclut l’Occident asiatique (Japon, Corée du Sud, Taïwan…) mais aussi Israël, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande », explique Dominique Moïsi. « La plupart de ces pays, bien qu’ils fassent toujours envie grâce à leur soft power, affrontent une crise politique et une angoisse identitaire sans précédent, avec la montée des populismes. »
Les réactions à l’agression russe en Ukraine ont montré à quel point les pays du Sud global ont pris leurs distances vis-à-vis des positions pro-ukrainiennes du camp occidental. Pour ce faire, ils ont surtout dénoncé un positionnement à géométrie variable de l’Occident. L’argument du « deux poids, deux mesures » a souvent été avancé pour critiquer une indignation jugée sélective à propos de territoires conquis par la force. Depuis le
7 octobre 2023 et le déclenchement de la guerre à Gaza, la question palestinienne contribue à renforcer le fossé de ressentiment entre l’Occident et les deux autres pôles émotionnels de la planète. « Derrière l’isolement d’Israël, il y a surtout l’isolement de l’Occident », estime Dominique Moïsi. « La guerre en Ukraine et celle de Gaza ensuite nous ont révélé à quel point nos émotions n’étaient pas partagées par les pays du Sud global. Pour leur immense majorité, il y a un “deux poids, deux mesures” des Occidentaux qu’ils considèrent comme obsédés par la défense des Ukrainiens et des Israéliens. Ils leur reprochent surtout leurs émotions sélectives. »
Israël la puissance coloniale, Gaza le damné de la terre
Même s’il existe de fortes disparités idéologiques et des intérêts stratégiques divergents entre les pays du Sud global, l’anti-américanisme apparaît comme l’un des facteurs communs entre eux. La volonté de ne pas s’aligner sur la position de Washington explique en partie les positions adoptées par ces pays sur la guerre au Proche-Orient. Il est admis depuis longtemps que pour l’opinion publique arabe, d’Alger à Bagdad, l’Occident se confond avec Israël, la puissance coloniale, et le Sud global avec Gaza, l’opprimé, et avec ses nouveaux « damnés de la terre ». Cette lecture est évidemment partagée par toute une série de pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie entretenant historiquement de mauvaises relations avec Israël, en raison du conflit avec la Palestine. Leur hostilité à Israël s’inscrit dans une tradition anti-impérialiste et anticolonialiste qu’ils peuvent réactiver facilement dans la mesure où elle leur permet de détourner l’attention de leurs opinions publiques respectives de leurs dérives et disfonctionnements internes.
Si la coalition émotionnelle du Sud global et de l’Orient global contre Israël est souvent décrite comme l’une des conséquences néfastes de la mondialisation que l’Occident leur a imposée, cette émotion anti-israélienne s’est aussi répandue en Occident. Des pans entiers des sociétés occidentales adhèrent à cette vision selon laquelle Israël incarne le stade suprême de la domination, du colonialisme et du racisme. Il n’y a pas que dans le monde arabe ni dans les pays du Sud global que des manifestations de soutien à la Palestine sont organisées depuis le 7 octobre 2023. Cette vague est désormais mondiale. Dans toutes les capitales occidentales, des manifestations massives dénoncent Israël avec la même virulence que dans les pays du Sud global. Les slogans « From the river to the sea » ou « Free Gaza, Free Palestine » sont scandés aussi forts à Londres, Washington, Paris ou Bruxelles que dans les capitales arabes. Avec la même vigueur, les manifestants occidentaux accusent Israël de commettre un génocide à Gaza.
Le Sud global exporte ses affects en Occident
Au-delà du triomphe des émotions, on assiste aujourd’hui à un processus de mondialisation des émotions dans lequel les mouvements sont inversés : l’Occident n’impose pas ses normes ni ses valeurs ; le ton est donné par les pays du Sud global qui exportent leurs émotions et leurs affects vers les opinions publiques occidentales. Lorsqu’il publie, en 2010, L’administration de la peur (Éditions Textuel), l’urbaniste et philosophe Paul Virilio donne déjà des clés de compréhension du phénomène actuel. « Nous vivons une synchronisation de l’émotion, une mondialisation des affects », précise-t-il. « Au même moment, n’importe où sur la planète, chacun peut ressentir la même terreur, la même inquiétude pour l’avenir ou éprouver la même panique. C’est quand même incroyable ! Nous sommes passés de la standardisation des opinions – rendue possible grâce à la liberté de la presse – à la synchronisation des émotions. La communauté d’émotion domine désormais les communautés d’intérêt des classes sociales qui définissaient la gauche et la droite en politique, par exemple. Nos sociétés vivaient sur une communauté d’intérêt, elles vivent désormais un communisme des affects. »
Quelques années auparavant, le politologue français Zaki Laïdi évoquait déjà la « mondialisation des affects ». Dans un article publié en 2005, il montrait comment la mondialisation n’existe que par les représentations qu’elle dégage et comment elle forme alors un imaginaire mondial. « La plupart des événements mondiaux, en effet, sont vécus de plus en plus sur le mode de l’émotion », écrit-il. « Dans un monde idéologiquement désenchanté, l’émotion compassionnelle est la seule capable d’aider à se sentir partie prenante à une cause sans craindre une déception trop rapide. Dans la plupart des cas, l’émotion devient même une condition de la mondialisation des événements, comme si l’émotion servait de vecteur central à la communication interculturelle. La mondialisation développerait ainsi un “vivre-ensemble émotif” exprimant la sentimentalisation des sociétés sur les décombres du politique. La mort de la princesse Diana ou, plus récemment, le tsunami, en sont des illustrations éloquentes. » On peut ajouter aujourd’hui le soutien à la Palestine qui s’exprime par la détestation d’Israël.
Antisionisme mondialisé
La diabolisation mondiale d’Israël et du sionisme s’incarne dans une constellation d’attitudes idéologiques qui ouvre un espace commun à des mouvances politiques très différentes les unes des autres mais aussi aux contenus idéologiques tout à fait incompatibles. Cela peut donner des résultats aussi étonnants que troublants. Inscrivant leurs luttes dans une perspective d’émancipation et de liberté, des mouvements féministes et LGBTQI d’Occident, très présents dans les manifestions de soutien à Gaza, partagent-ils la vision du monde patriarcale ou la conception de la société viriliste des mouvements islamistes ou souverainistes des pays du Sud global pour qui la lutte contre le sionisme est fondamentale ? On peut en douter sérieusement. En revanche, on peut craindre, à la lumière des nombreux incidents et polémiques ayant éclaté dans les milieux militants féministes, LGBTQI et de la gauche radicale, que la convergence de lutte avec le Sud global prenne exclusivement les traits d’un antisionisme radical mondialisé.
En communiant dans le soutien à la cause palestinienne et la nazification d’Israël, cet affect antisioniste mondial emprunte souvent le lexique et la rhétorique antisémite où l’Israélien, le sioniste et le Juif se confondent pour devenir une figure monstrueuse désincarnée suscitant et exacerbant les fantasmes, et donc les émotions et les affects les plus délétères.