Dans les années 1990, on pensait encore que la Shoah, en tant qu’étalon démesuré de l’oppression et de l’atrocité, rendait impossible toute comparaison avec des crimes de moindre ampleur. Oui, la Shoah est hors norme, tout comme le furent les génocides des Hereros, des Arméniens, des Araméens et des Tutsis. Quelle naïveté.
Aujourd’hui, tout est ramené à la Shoah. Le mot « génocide » est devenu un substantif passe-partout, un mot-valise totalement déconnecté de sa raison d’être. Parce qu’il désigne ce qui est perçu comme le plus grand crime de l’Histoire, il semble devenu le seul crime qui compte. D’où son utilisation abusive et forcenée contre Israël, dans un contexte de retour du refoulé. Posons d’emblée cette affirmation. Contrairement à la doxa mille fois répétée, Israël ne commet pas de génocide à Gaza. C’est l’avis de la Cour pénale internationale (CPI), juridiction permanente qui n’a pas retenu cette qualification, tout comme de la Cour internationale de justice (CIJ) qui — contrairement à ce que l’on prétend — a seulement rappelé qu’Israël devait prévenir toute possibilité d’un génocide, sans affirmer qu’il violait ses obligations.
Israël serait-elle exempte de tout reproche ? Certes, non. Les civils palestiniens vivent un drame humanitaire absolu. Les atteintes à la dignité humaine sont manifestes. Il est peu vraisemblable, au sein d’un contexte aussi violent, qu’aucun soldat n’ait contrevenu aux règles en question. Ces violations éventuelles entraînent la responsabilité du soldat qui les a commises, mais également de son supérieur hiérarchique qui ne les a pas empêchées ou qui ne les a pas punies. Il reviendra à la Cour pénale internationale de juger des violations du droit de la guerre, d’éventuels crimes de guerre, voire de crime contre l’humanité. L’urbicide de Gaza est, quant à lui, avéré. Le risque de purification ethnique est réel — certains membres du cabinet israéliens y songent ouvertement. Mais de génocide, point.
Comment comprendre, sinon, qu’aucun État arabe n’ait rompu ses relations diplomatiques avec Israël ? Surtout, en cas de génocide avéré, le souci premier du Hamas ne serait-il pas de négocier, à n’importe quel prix, un cessez-le-feu avec Israël — à l’instar du Hezbollah ou même de l’Iran, pourtant bien moins affectés par les frappes israéliennes ? Nul besoin de rappeler que la libération des otages suffirait à enclencher le processus de cessation des hostilités. Ce refus d’engager la paix illustre le cynisme absolu des dirigeants du Hamas. Est-ce un hasard si le réseau souterrain de 500 km, construit avec l’argent de la coopération au développement et surnommé « le métro » de Gaza, est réservé aux combattants ? Comme l’écrivit la Prix Nobel allemande Herta Müller : « Au lieu d’un réseau social pour la population, le Hamas a construit un réseau de tunnels sous les pieds des Palestiniens. Même sous les hôpitaux, les écoles et les jardins d’enfants financés par la communauté internationale. En Iran, on dit : “Israël a besoin de ses armes pour protéger son peuple. Et le Hamas a besoin de son peuple pour protéger ses armes.” » Yahya Sinwar, chef du bureau politique du Hamas et l’un des architectes de l’attaque du 7-Octobre, abattu le 16 octobre 2024 à Rafah, l’écrivait déjà dans un message adressé aux dirigeants du Hamas réfugiés au Qatar : « L’effusion de sang profitera au Hamas. » Et il n’avait pas tort. Pas un jour sans une déclaration assassine contre Israël.
Si un mensonge, même martelé à l’infini, ne devient jamais une vérité, il peut toutefois s’imposer au détriment de la vérité. L’histoire regorge de ces consensus délirants érigés en évidence. On se souvient que les Juifs furent jadis accusés, avec un même consensus aveugle, d’avoir crucifié le Christ et de sacrifier des enfants chrétiens à Pâques. Chacun s’empressait d’y croire, parce que tous y croyaient. Aujourd’hui, l’accusation change de forme, mais la mécanique reste la même : les Juifs sont coupables, cette fois-ci de génocide. En Belgique, l’accusation est devenue un lieu commun, reprise sans distance critique dans les milieux militants mais aussi dans de larges pans du spectre politique, Paul Magnette, le président du Parti socialiste francophone, a publiquement accusé Israël de « génocide », adoptant une rhétorique radicale, en rupture avec la prudence attendue d’un responsable politique aussi talentueux. Le ministre fédéral des Affaires étrangères, a lui aussi repris cette accusation dans ses prises de parole officielles, sans attendre la moindre conclusion des juridictions internationales compétentes. De leur côté, de nombreux conseils communaux, à Bruxelles comme en Wallonie, ont adopté des motions dénonçant un le « génocide » en cours à Gaza. Certaines l’ont fait à l’unanimité, érigeant les institutions locales en tribunaux d’exception. Ces textes ne s’appuient sur aucune décision juridique établie. Comme l’écrit Philippe Sands, l’un des plus éminents spécialistes du crime de génocide : « Il y a un gouffre entre la couverture des journaux, dans le monde européen, dans le monde arabe, dans le monde entier, et ce que la CIJ a effectivement ordonné ».
Les rares hommes et femmes politiques qui s’opposent à cette unanimisme bêlant et bête se font agonir d’injures, sinon menacer de mort. Ils ont pourtant de solides arguments, mais qu’importe la vérité. Quand la passion haineuse structure l’opinion, la vérité devient un scandale, et le mensonge une nécessité tant sociale qu’électoraliste.







