Jacqueline Jacqueline

Henri Raczymow
Jean-Claude Grumberg, né en 1939, est un dramaturge de grand talent, universellement reconnu. On n’oubliera jamais ses pièces Dreyfus ou encore L’atelier ; ses scénarios, dont la coécriture des dialogues du Dernier Métro de François Truffaut ; enfin ses récits, dont le conte La plus précieuse des marchandises paru en 2019 et dont nous avons rendu compte ici même. Grumberg nous donne aujourd’hui de très émouvantes pages sur sa femme qu’il vient de perdre.
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Elle lui apparait en songe ou en hallucination, âgée de vingt-cinq ans, si belle et désirable, vêtue du manteau de soie qu’elle portait alors et que Jean-Claude avait hâte de lui ôter pour accéder à son corps. Mais l’image s’écaille, se fissure, s’efface, et c’est le retour à la solitude, la vieillesse, la vie désormais pour personne et pour rien. Quatre mois après sa disparition, à 82 ans, d’une tumeur maligne qui a essaimé dans son corps, des poumons au foie (elle avait fumé deux paquets de cigarettes tous les jours, jusqu’au dernier), les gens du quartier, voisins et commerçants, lui demandent encore, à lui, Jean-Claude, des nouvelles de Jacqueline, étonnés qu’ils sont de ne pas les voir ensemble, eux qui arpentaient les rues comme un éternel, un immortel vieux couple, vieux de “soixante ans d’amour”, “soixante ans de chance” (d’avoir par exemple échappé tous deux aux rafles pendant l’Occupation, alors qu’ils étaient des enfants juifs). On tentera (mais c’est difficile, j’en fis l’expérience) de lire avec un peu de sérénité les pages qui évoquent la dernière nuit à la maison, dans leur chambre commune, dans leur lit commun. En silence, car il n’y a plus rien à dire, qu’à attendre l’ambulance du matin qui vient chercher ceux pour qui il n’y a plus rien à faire. Et le plus dur, c’est de le savoir… Jacqueline laisse en vrac ses photos de famille qu’elle n’a pas classées, ses livres, ses disques, ses vêtements… Et le pire, peut-être, c’est quand on a le sentiment que la douleur est peu à peu moins vive, quand le sentiment de l’absence de l’autre est moins prégnant. C’est alors quelque chose comme du désespoir qui surgit. Car la douleur, c’est encore un peu de l’autre qui se tient là, tout près de soi, fût-ce un fantôme, fût-ce un rêve. C’est désormais, pour le survivant qu’est Jean-Claude Grumberg, “le chagrin d’un enfant dans un corps de vieillard”. La douleur moindre, en revanche, c’est qu’on s’habitude à l’absence, qu’elle devient banale, familière, acceptable. Ce qui touche chez Jean-Claude Grumberg, ici comme dans son œuvre en général, c’est son écriture d’une grande simplicité, au plus près du ressenti. Quand il nous parle d’amour, c’est de leur amour singulier qu’il nous parle. C’est parce qu’alors il oublie la littérature qu’il accède à la littérature. Et cela, immanquablement, nous touche au cœur.

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