Depuis celle que Franz Kafka adressa au sien, la « Lettre au père » est devenu un véritable genre littéraire. Alain Fleischer s’y est collé, tardivement certes, mais – et ce n’est pas un paradoxe – avec la nécessité d’une urgence. Ce court récit s’ouvre par une citation de Kafka justement : « Quel rapport ai-je avec les Juifs ? C’est à peine si j’ai un rapport avec moi-même. » On le sait bien, nous connaissons des Juifs-juifs et des Juifs assortis d’un point d’interrogation. Alain Fleischer, dont le père est d’origine hongroise, appartient à la seconde catégorie. Du côté du père, quasiment pas de famille, sinon un lointain cousin américain, Richard Fleischer, Cette Lettre, Fleischer a choisi de l’écrire en hongrois, cette langue qui fut celle du père, mais comme proscrite on ne sait pourquoi et que le fils apprit en cachette de son géniteur. En vérité, ce n’est pas exact. Fleischer a bien écrit cette lettre en français, mais comme il voulut que son père la lût (fût-ce de façon posthume) dans sa langue à lui, sa langue interdite, alors il a eu recours à l’intelligence artificielle pour la traduire en hongrois. Et il a jouté au paratexte de son livre : « traduit du hongrois ». Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Autre objet du silence paternel : son rapport à la judéité. Ou plutôt son non-rapport. C’est par sa tante Lenke qu’Alain apprit que son père était issu d’une famille juive ! On comprend mieux, dès lors, l’exergue que l’auteur place à l’orée de son livre. Lenke, à Londres, apprendra ainsi à son neveu, à l’occasion de ses vingt ans, le sort tragique de sa famille de Budapest, au moment même, en 1944, où il voyait le jour à Paris. Les dernières pages de ce récit constituent un morceau d’anthologie, avec cette anaphore « Qu’est-ce qu’un Juif ? », qui rappelle cette même question que posait aussi Georges Perec, dans Ellis Island. Il n’y a pas de hasard comme dit à peu près une fameuse rabbine.
Alain Fleischer, Aller-retour dans la langue que parlait mon père, éditions de l’Arbre vengeur, 139 p.