Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, dit la chanson. La France, en ce temps-là, faisait encore nation, croyait au vivre-ensemble et pouvait manifester pour l’idée de réunir ses « potes » black-blanc-beur dans un grand élan de fraternité. Après des décennies passées à droite, le pays tentait une aventure collective d’envergure, grisante pour les uns, inquiétante pour les autres : celle de l’alternance à gauche. Le parti socialiste promettait de changer la vie. S’imposait alors, dans le paysage des années 1980, un virage politique et culturel inédit : Mitterrand s’installait à l’Élysée, Goldman chantait dans le poste. L’affaire roulera le temps de deux septennats.
Baptisée « les années Goldman » par l’intellectuel et historien Ivan Jablonka, cette période intrigue d’autant plus qu’elle dessine, en creux, l’exact inverse du présent troublé dans lequel nous évoluons désormais : un moment « marqué par la peur du chômage et de la précarité, sur fond de crise économique et de tournant de la rigueur », écrit Samuel Dufay dans les pages du Point. Une époque où toutes les institutions sont contestées, où la violence symbolique comme réel signe son grand retour, une société morcelée, divisée au sein de laquelle l’individualisme prime au détriment du collectif. Tout cela n’était pas le rêve de Jean-Jacques Goldman, ni l’horizon idéal esquissé dans ses chansons. L’artiste incarne un autre modèle : une volonté clairement exprimée de vivre ensemble qui n’a plus cours, un désir de fraternité, de collectif. À l’époque, on pensait encore que l’on pouvait dépasser son identité. Le communautarisme n’avait pas encore produit ses effets. L’heure n’était pas au grand repli.
Le livre que publie Ivan Jablonka aux Éditions du Seuil fera date. Car, comme il l’explique avec son éditeur, « Jean-Jacques Goldman n’est pas seulement un grand nom de la chanson. Il est aussi un enfant d’immigrés juifs devenu la personnalité préférée des Français, un artiste engagé après la mort des utopies, un artisan au cœur des industries culturelles, un homme en rupture avec les codes virils ». Autrement dit, un homme éclairé qui, plutôt que d’avoir choisi la casquette d’intellectuel, a usé d’une autre stratégie, autrement plus efficace pour toucher les masses : le médium de la musique pop, les passages en boucle à la radio et les Zéniths pleins à craquer. Pour autant, l’auteur souligne que « Le succès n’a affecté ni sa droiture ni son humilité. Pour exister, Goldman a dû composer avec les règles de son temps, mais il a fini par composer lui-même l’air du temps, les chansons que les filles écoutaient dans leur chambre, les tubes sur lesquels tous les jeunes dansaient, les hymnes des générations qui se pressaient à ses concerts ». Au fil des années, derrière la simplicité des paroles et des thèmes convoqués, s’affirme néanmoins une véritable stature politique. Goldman outrepasse ainsi le strict cadre de sa fonction d’artiste pour faire entendre une voix singulière. Des Restos du cœur, où il a pris le leadership symbolique depuis la disparition de Coluche, jusqu’à sa propension à accompagner, en chansons, les bouleversements sociologiques et autres évolutions culturelles d’une France dont le visage change rapidement (Elle a fait un bébé toute seule évoquant le féminisme quotidien et la vie des mères célibataires, Je te donne comme un pied de nez à la montée du Front national dans les années 1980, Comme toi prenant à sa charge et à sa façon, la transmission de la Shoah), on retrouve chez l’ancien membre de Taï Phong une volonté de se réincarner en artiste engagé. Il est ainsi intéressant de constater le surgissement de Goldman à chaque fois que la nation semble traversée par des débats profonds, à chaque fois que celle-ci s’avère menacée par un péril imminent. Le tout avec une méthodologie propre, comme des variations pensées sur la base d’une recette à l’efficacité prouvée : qu’il s’agisse de cartes postales envoyées depuis l’étranger ou d’apparitions furtives sur le terrain, le chanteur s’évertue à délivrer un message au-dessus de la mêlée, s’émancipant des polémiques, en offrant notamment sa voix à ceux qui sont dépourvus de relais médiatiques.
L’influence d’Alter Mojsze Goldman
Il faut dire que l’homme a de qui tenir. À la maison, son père, Alter Mojsze Goldman, « né dans un shtetl de Haute-Silésie, non loin du village de Lublin, dans une famille pauvre de Juifs polonais » a toujours mis la barre à gauche. Chez les Goldman on lutte sans équivoque contre l’injustice, le rejet, l’exclusion. « À quinze ans, Goldman père est déjà très engagé politiquement. Il milite au Bund, un groupe de socialistes juifs », raconte Michaël Prazan dans une très belle biographie qu’il a consacrée à Pierre Goldman en 2005. Il lit Victor Hugo dans le texte, rêve de la France patrie des droits de l’Homme et s’engage par la suite dans la Résistance (FTP-MOI) lorsque la Seconde Guerre mondiale survient. Cette trajectoire caractéristique calquée sur les soubresauts du terrible XXe siècle infusera auprès de ses fils. Son aîné, Pierre, tout d’abord. Révolutionnaire romantique, auteur de Souvenirs obscurs d’un Juif polonais né en France (Points, 2005) -livre tenu pour mythique par toute une génération de militants de la gauche radicale- incarne une volonté d’engagement total, diamétralement opposée à celle de son frère Jean-Jacques. Tandis que Pierre, à l’avant-garde du combat politique et culturel, mène une existence hors normes, tiraillée entre désir de mourir et soif de vivre, Jean-Jacques optera pour une stratégie différente. Loin de la radicalité de son frère, il entend convaincre les masses en préférant le mainstream au pointu, l’idéal doucereux et teinté de bons sentiments à la perspective du grand soir. Deux méthodes opposées, donc. D’un côté, la tentation révolutionnaire et une existence de guérillero tragiquement interrompue à l’âge de 35 ans. De l’autre, la volonté de devenir un exemple pour la jeunesse en imposant un message sur le temps long. Il y a évidemment quelque chose de touchant dans les trajectoires opposées empruntées par les deux fils d’Alter Mojsze Goldman, comme si celles-ci résumaient, au fond, les deux chemins possibles de l’engagement à gauche au cours du terrible XXe siècle. Si Pierre est un révolutionnaire, alors Jean-Jacques est un social-démocrate. Comment ne pas voir également dans ces engagements deux trajectoires juives emblématiques, deux quêtes d’absolu ?
Que faire d’un pareil héritage et du trouble identitaire qui parcourt, chacun à leur manière, les deux fils Goldman ? À cette question, Pierre et Jean-Jacques répondent différemment sur la forme mais maintiennent ensemble la haute ambition de peser sur leur époque, coûte que coûte. L’aîné, comme le raconte Prazan dans Pierre Goldman, le frère de l’ombre (éditions du Seuil) est ce « joueur frénétique de salsa, gangster, taulard, écrivain » qui est surtout connu pour avoir été le principal accusé dans l’affaire du meurtre de deux pharmaciennes au cours du hold-up raté d’une officine, le 19 décembre 1969. Condamné à perpétuité par la Cour d’assises de Paris en 1974, il sera rejugé, puis acquitté, avant d’être assassiné en pleine rue, quatre ans après sa libération. Les circonstances de ce crime sont troubles et un doute persiste aujourd’hui encore sur l’identité du meurtrier. Choqué par la disparition de ce grand frère charismatique, il est évident que Jean-Jacques cherchera à se démarquer de cette proximité envahissante, de cette rage au ventre directement alimentée par l’itinéraire de ses parents et du romantisme de la lutte armée. Il y a, chez Pierre, une malédiction biographique à l’œuvre, un attrait indéniable pour le tragique dont Jean-Jacques se débarrasse à mesure que le succès arrive.
Le choix de la Pop et des sentiments positifs
Car comment être à la hauteur de l’immense exemple paternel, du malheur juif séculaire ? Par quels moyens se réinventer en héros résistant à l’implacable dureté du monde ? Comment transmettre une partie au moins du message des juifs du Yiddishland englouti dans l’Europe qui renaît après la Shoah, puis dans cette société post soixante-huitarde qui ne cherche plus qu’à jouir ? À cette interrogation apparemment inextricable, Jean-Jacques Goldman répond, nous l’avons compris, par la pop culture. Il mettra deux décennies, au cours des années 1960 et 1970, à en intégrer les ressorts spécifiques. C’est le temps de l’apprentissage, des premiers succès d’estime et des déconvenues. Mais le talent est là, évident. Et l’homme a ce don inné pour la mélodie comme pour l’écriture de refrains efficaces. En troquant ressentiment, rage et gravité pour des sentiments positifs, en imposant des titres comme Quand la musique est bonne ou J’irai au bout de mes rêves, le compère de Carole Fredericks et de Michael Jones saura s’imposer durablement dans le monde de la musique.
On connaît la suite. Au cours des deux décennies suivantes, les succès s’enchaîneront. Tout ce que touchera Goldman se changera en or, si bien que les plus grandes stars de son époque, de Johnny Hallyday à Céline Dion, s’arracheront ses services. « Et puis, au sommet de la gloire, l’hyperstar a choisi de se retirer. Dans la folie des réseaux sociaux, son invisibilité le rend étrangement visible. À force d’absence, et parce qu’il n’a jamais été aussi présent, Goldman est devenu un mythe », reprend Jablonka. Un mythe alternatif dans une époque qui zappe et méprise plutôt qu’elle ne respecte. De cette nouvelle règle du jeu médiatique et artistique, Goldman semble s’être émancipé. Paradoxalement, il demeure, à ce jour, l’un des artistes les plus prisés et les plus écoutés sur les plateformes de streaming. « C’est vertigineux, il ne dit rien et les Français célèbrent justement en lui le fait qu’il ne veuille pas jouer le jeu. Goldman représente précisément un contre-jeu médiatique, suffisamment puissant pour que les gens pensent encore à lui alors qu’il fait tout pour qu’on l’oublie ! C’est un beau pied de nez à notre époque », conclut le journaliste et sociologue Guillaume Erner, dans les colonnes du Journal du dimanche.