La société est violente ? Halte aux mots magiques !

Sarah Borensztein
Les médias et les politiques ne cessent d’épiloguer sur l’augmentation de la violence dans le monde qu’ils considèrent comme un phénomène massif et incontestable. Si un monde sans violence ne peut exister, on peut néanmoins chercher des pistes pour réduire, autant que faire se peut, nos élans inutiles et insensés.
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« La société est de plus en plus violente », paraît-il. Que notre perception soit biaisée par la multitude d’images qui nous entourent est probable. Crime crapuleux, attaque terroriste, délinquance, lynchage numérique et menaces de mort pour un mot de travers. Tout nous est rapporté en temps réel, comme si nous y étions. Pour peu que l’on regarde les chaînes d’information et que l’on jette un œil distrait aux réseaux sociaux, on se croirait vite au bord de la guerre civile. Comment oublier les saccages qui ont émaillé 2023 pour nos voisins français et leur réforme des retraites ? En juin dernier, c’est à la suite de la mort du jeune Nahel en France, que le déchaînement d’émeutes fut instantané. Il s’est étendu jusque chez nous, à Bruxelles. Hélicoptères et forces de l’ordre furent déployés pour un événement survenu dans un autre pays, et dont personne ne connaissait les détails, tenants et aboutissants. Un tableau quelque peu similaire à ce que la capitale belge avait connu, sidérée, durant le Mondial au Qatar.

Lors de moments violents, qu’il s’agisse de faits divers sanglants, d’émeutes, d’actes terroristes, ou de simples mots, chacun y va, évidemment, de sa marotte ou de son mot magique pour expliquer les causes d’une telle « barbarie » ou d’un tel « embrasement ». Et tout le monde joue sa partition ! La droite regrette la disparition du respect de l’autorité et des institutions. L’extrême-droite tape sur l’immigration, l’islamisation, l’ensauvagement de la société, voire la décivilisation. La gauche pointe la prédation et l’individualisme du monde capitaliste. L’extrême-gauche dénonce le racisme, la discrimination, l’injustice, l’inégalité sociale. L’eurosceptique clame « c’est-la-faute-à-l’Europe ». Et le libéral… allume des bougies. Bref, tout le monde sait quoi faire – ou presque – et quoi changer pour, comme par magie, revenir à l’apaisement.

Il faut toujours se méfier des mots magiques, c’est une règle d’hygiène intellectuelle de base. Dans ces problèmes de violence comme pour tout autre sujet de réflexion, il est bon de croiser différents regards. Peut-on seulement apaiser nos sociétés occidentales ? Y a-t-il encore quelque chose à réparer ? Nombre d’auteurs nous offrent des outils pour penser la conflictualité, la révolte et la violence verbale ou physique. Chacun, à sa façon, selon ses compétences, nous fournit une paire de lunettes supplémentaire pour regarder le monde. Prenons donc un petit panel de lectures pour entamer l’année avec plus de sérénité face à la violence et la bêtise.

Un coup d’œil chez Darwin ?

Peggy Sastre, docteur en philosophie des sciences et spécialiste de Nietzsche et de Darwin, a publié en 2020 aux éditions Anne Carrière, un essai intitulé La Haine orpheline : comprendre la nature de nos conflits pour rester serein dans un monde en colère. Dans ce livre, elle explore la façon cruellement terre-à-terre dont nos gènes nous conditionneraient à une compétition permanente. Elle envisage tous nos rapports sociaux, familiaux, hiérarchiques et politiques, sous le prisme darwinien. L’évolution – nos obsessions ancestrales pour la survie, la reproduction et la perpétuation de nos gènes – nous aurait conditionnés au conflit avec tout le monde. Les exemples dans le monde animal (humains compris) sont nombreux dans l’ouvrage et il est très amusant, mais aussi dérangeant, de voir un tas de nos comportements (comme la révolte contre l’autorité ou le rejet de la différence) sous un jour nouveau.

Le grand mérite de ce livre est de mettre un peu de plomb dans l’aile de l’insupportable « tout est culturel, donc tout est construit, donc tout peut être déconstruit ». Toutefois, la nuance doit aussi rester de rigueur quand on s’intéresse à une approche biologisante. Peggy Sastre disait elle-même, lors d’un récent débat au Figaro, que « la biologie n’explique pas tout, mais sans biologie, on n’explique rien ».Une phrase qui gagne également à être lue dans l’autre sens. Partir du principe que nos tendances claniques et tribales, nos tentations de sectarisme et d’ostracisme, ou notre révolte contre l’autorité, trouveraient leur source, pour partie, dans nos gènes, semble assez désolant. Mais pour l’auteur, c’est justement en prenant conscience de ce déterminisme que nous pourrions espérer nous en libérer pour de bon. Le débat est ouvert.

Un coup de volant vers la philo ?

Etres biologiques, oui. Mais nous sommes aussi des êtres de culture. Et, on le répète à l’envi : nous sommes aussi des identités – « Cette saloperie d’identité », dirait Abraham Ajar (Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar, Grasset, 2022). Mesurant le danger des dérives actuelles sur ce thème (néo-féminisme, racialisme, fanatisme religieux), la philosophe Julia de Funès a, pour sa part, publié, fin 2022, Le siècle des égarés (, Ed. de L’Observatoire, 2022.). Une dénonciation qu’elle a jugée nécessaire « parce que résonne derrière ce militantisme moins une exigence de justice qu’un désir de vengeance, moins un souci d’ouverture qu’un réflexe identitaire étriqué ». L’identité, nous dit Julia de Funès, c’est le conflit. À travers l’Histoire, nous rappelle-t-elle, « la couleur, la religion, la classe, la langue, la géographie, les territoires, sont tous les marqueurs identitaires ayant conduit aux dérapages les plus meurtriers ». Et cela se vérifie encore aujourd’hui au niveau familial, national ou international. L’objectif de la philosophe est, dès lors, de tenter de débarrasser l’identité de toutes les définitions erronées et incomplètes qu’on lui attribue, afin de démontrer que « l’identité », ça ne veut rien dire et ça ne mène à rien. Et de poser sur papier comment espérer, enfin, être soi : « L’identité fige, fixe, stabilise, tandis qu’être à soi épouse le mouvement de la vie ». Elle explore ainsi ce sentiment de soi à travers l’expérience sensorielle, le désir, l’action volontaire et libre, mais aussi, la rencontre avec l’autre et ce qui peut faire du liant collectif.

Un coup de projecteur sur la science ?

Ce collectif, précisément, a été mis à rude épreuve, depuis 2020. Souvenons-nous de l’hystérie engendrée par la découverte (heureuse) du vaccin contre la Covid-19 et, surtout, par son statut quasi-obligatoire : manifestations, slogans affligeants, complotisme à fond les ballons, un soupçon d’antisémitisme et bien sûr, des personnalités du show-business brandissant « le retour du fascisme » et l’éternel parallèle avec l’étoile jaune (le QR code, ce salaud). En juillet 2020, le physicien et philosophe Etienne Klein, déjà interpellé par la méfiance et le manque de crédit suscités par la science, faisait paraître un Tract chez Gallimard, Le Goût du vrai. Il y traitait notre rapport au monde de la recherche, ainsi qu’au corpus et à la vérité scientifiques.

Au cœur de la pandémie, il s’interrogeait : « Comment élargir la rationalité pour qu’elle devienne généreuse, poétique, excitante, contagieuse ? (…) la science désormais semble triste, lointaine, complexe, étrangère. Un tel éloignement ouvre des boulevards au populisme scientifique, qui lui-même nous détourne de la science. Ainsi se forment les cercles vicieux ».

Le physicien considère que dans la définition d’une République (nous dirons démocratie), il y a la nécessité de la libre circulation des connaissances. Mais, comme il le détaille très bien dans son ouvrage, les obstacles sont nombreux, et la méfiance actuelle envers la science, entretenue par ces populistes de tout poil, est stratégique. Car en fait de scepticisme, on peut surtout parler d’ignorance. Celle dont se nourrissent tous les discours radicaux. Les visions simplistes de la religion, de la politique, de la médecine et de la science en général, des problèmes d’insécurité ou des inégalités qui perdurent, se développent toutes bien plus vite sur un terreau peu instruit au problème concerné.

 

Un coup de pied dans les certitudes

Ces trois auteurs partent dans directions très différentes pour analyser nos agitations quotidiennes. Chacun nous donne à voir une dimension de notre modernité pour tenter de mieux la traverser aujourd’hui et la travailler demain. Mais à la lecture de leurs ouvrages respectifs, un sentiment se dégage indubitablement : la nécessité de l’instruction. Il ne s’agit pas de fabriquer une nation de doctorants. Mais l’ignorance rétrécit le champ de vision et l’esprit. C’est bien souvent dans nos lacunes, nos incertitudes, et l’insécurité ou les complexes qu’elles nous créent, que naissent nos élans violents ou sectaires. Et parfois, en ouvrant un livre, en en découvrant plus sur une autre culture, sur la sienne ou que l’on croyait sienne, en s’intéressant un peu à la science, en essayant de penser contre soi, soudain, la certitude vacille, se fend, et l’intelligence revient.

Si un monde sans violence ne peut exister, on peut néanmoins chercher des pistes pour réduire, autant que faire se peut, nos élans inutiles et insensés. Nombre d’individus sont en colère parce que la colère est la seule chose qui les fait exister. Les raisons à cela sont multiples et, malgré leur mauvaise foi, leurs œillères ou leur électoralisme, nos politiques ont tous le doigt sur une part du réel. Mais le réel ne se réduit pas à l’élément qui nous arrange le plus. Ainsi, si le politique a son cheval de bataille (ou son gagne-pain, c’est selon), le citoyen, lui, a, à sa disposition, des livres, des vulgarisateurs passionnés, et des savoirs qui ne demandent qu’à être apprivoisés.

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