Du Vietnam à Gaza ; la jeunesse occidentale manifeste

Daniel Rodenstein
La jeunesse occidentale manifeste pour la Palestine sur les campus. Peut-être bien que ce n’est pas toute la jeunesse, mais elle est bien visible. Qu’est-ce qui meut cette jeunesse universitaire occidentale de Gand à New York, en passant par Madrid, Bruxelles, Stockholm et Berkeley ?
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Ils ne sont que quelques dizaines, tout au plus quelques centaines sur chaque campus d’un grand nombre d’universités. Mais ils crient fort et se font bien entendre par la presse, qui les présente comme les porte-paroles de toute la jeunesse, ce qui me semble loin d’être démontré. La presse compare ces manifestations et occupations avec Mai 68, avec la guerre du Vietnam. On rappelle que la jeunesse a soif d’absolu, soif de combattre l’injustice, soif de pureté et le dégoût de l’hypocrisie. On se félicite que cette jeunesse ose se manifester, s’exprimer, s’inquiéter de la politique du monde comme de l’état de la planète. On félicite cette jeunesse courageuse qui interpelle les adultes et exige vaillamment des réponses et des actions.

Prise de conscience salvatrice ou foutaises et balivernes que tout cela ? Voici la liste des motivations variées qui pourraient sous-tendre les actions de ces jeunes : la lutte pour la justice et la paix ; le combat contre l’oppression, la discrimination, l’apartheid, le militarisme, la guerre, la famine, les infanticides, le génocide, le colonialisme, le racisme, l’esclavage, etc. Les injustices et les guerres ne manquent pas à travers le monde. Ainsi, nous pouvons lire dans Le Monde « Les victimes de la guerre du Tigré : 385.000 à 600.000 civils tués ; 3 gardes de l’ONU et 23 travailleurs humanitaires tués ; 2.100.000 déplacés internes ; 61.000 réfugiés ; 9.400.000 personnes en besoin d’aide ; 20.000 disparus ; total des décès : 700.000 à 800.000 (y compris les victimes de la famine). » Fin 2023, toujours dans Le Monde « Les Nations unies estimaient que près de 7 millions de personnes étaient déplacées en RDC, dont 2,5 millions uniquement dans la province du Nord-Kivu en proie à plusieurs conflits armés. » Et aussi, « Ces multiples crises ont abouti à ce que plus d’un quart des Congolais ne parviennent plus à manger à leur faim (26,4 millions d’habitants sur les 96 millions que compte le pays ». Dans La Libre du 12 janvier 2024, nous apprenons que « Les 24 millions d’enfants au Soudan vivront la ‘‘catastrophe d’une génération’’ si la guerre qui dure depuis près de neuf mois se poursuit, a déclaré à l’AFP la patronne de l’Unicef dans ce pays pauvre d’Afrique de l’Est. » Sur le site de l’ULB, un article d’Anita Khachaturova, doctorante au Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL-ULB) est consacré à l’épuration ethnique des Arméniens du Haut-Karabagh : « Dans mon dernier article ‘‘Vers un exode forcé des Arméniens du Haut-Karabakh ?’’, daté du 21 mars 2023 et consacré aux effets du blocus du corridor de Latchine, qui à l’époque entrait dans son quatrième mois, j’anticipais l’éventualité d’un exode progressif de la population vers l’Arménie si ce blocus se pérennisait. Six mois plus tard, l’exode avait bien lieu, mais il était précipité et massif. » Ce n’est pas la peine de continuer. Face à toutes ces tragédies contemporaines, la courageuse et vaillante jeunesse universitaire occidentale rencontrait toutes les motivations énoncées ci-dessus pour se mobiliser, manifester, organiser des campements, défiler. Et pourtant, jusqu’au mois d’avril 2024, la jeunesse en question est restée sagement à la maison. Seulement alors elle s’est réveillée et, en deux ou trois semaines, elle s’est subitement enflammée pour Gaza.

Réactions apeurées des autorités universitaires

Aucune des généreuses raisons invoquées pour justifier les manifestations de cette jeunesse ne me semble véritablement à l’origine de ces événements. Mais deux souvenirs, l’un historique et l’autre littéraire, me reviennent en mémoire. Ils ont le mérite d’éclairer ce qui se passe. Le souvenir historique est la Révolution culturelle de Mao en Chine. En 1966, dans le but d’éliminer ses adversaires au sein du Parti, Mao fait appel à la jeunesse organisée en Gardes rouges pour lutter contre les « cinq catégories noires » : les propriétaires fonciers, les paysans riches, les contre-révolutionnaires, les criminels et les droitiers, ce qui permet d’englober pratiquement tout le monde. S’ensuit une longue période de chaos et d’anarchie dans toute la Chine, marquée par des procès politiques suivis de massacres, de destructions massives, de cannibalisme et d’innombrables persécutions. La jeunesse et les Gardes rouges mènent la danse. Les intellectuels et les cadres du parti sont publiquement humiliés, les mandarins et les élites bafoués, les valeurs culturelles chinoises traditionnelles et certaines valeurs occidentales sont dénoncées au nom de la lutte contre les « quatre vieilleries » (les vieilles idées, la vieille culture, les vieilles coutumes et les vieilles habitudes). Le volet « culturel » de cette révolution consiste en particulier à éradiquer les valeurs traditionnelles. C’est ainsi que des milliers de sculptures et de temples (bouddhistes pour la plupart) sont détruits. Le nombre de morts s’évalue à plusieurs millions. L’ambiance actuelle sur les campus occidentaux et notamment belges, les proclamations démesurées, les exigences illimitées, les déclarations incendiaires, le mépris haineux pour les institutions, les hiérarchies et les personnes, la joyeuse et juvénile folie, tout cela m’évoque, toutes proportions gardées – et surtout les millions de morts en moins – ce tragique épisode de la Révolution culturelle. De même que les réactions apeurées des autorités universitaires, atterrées de leur propre ombre. Pour mater l’anarchie qu’il avait déclenchée, le même Mao dût faire appel à l’Armée, seule institution restée sur pied pendant la Révolution culturelle. Et après la répression, tout est rentré dans l’ordre, les eaux furieuses sont revenues dans leur lit, et Mao est mort.

Quant au souvenir littéraire, il s’agit des « Deux minutes de la Haine » dans 1984 de George Orwell (1984, Éditions Gallimard Folio, 2019, pp 24-26.). Dans la société totalitaire qu’il décrit, les citoyens sont invités chaque jour à déverser une violente passion haineuse contre le dirigeant ennemi, Emmanuel Goldstein, lorsque son visage est projeté sur un grand écran. « Le diaphragme de Winston s’était contracté. Il ne pouvait voir le visage de Goldstein sans éprouver un pénible mélange d’émotions. C’était un mince visage de Juif… un visage intelligent et pourtant méprisable… Avant les trente secondes de la Haine, la moitié des assistants laissaient échapper des exclamations de rage. Par ailleurs, voir Goldstein, ou même penser à lui, produisait automatiquement la crainte et la colère. Il était un objet de haine plus constante… Il commandait une grande armée ténébreuse, un réseau clandestin de conspirateurs qui se consacraient à la chute de l’État. À la seconde minute, la Haine tourna au délire. Les gens sautaient sur place et criaient de toutes leurs forces… L’horrible, dans ces deux minutes de la Haine, était non qu’on fût obligé d’y jouer un rôle, mais qu’on ne pouvait éviter, au contraire, de s’y joindre… Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d’écraser des visages sous un marteau, semblait se répandre dans l’assistance comme un courant électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et grimaçant. » Si on remplace le mot Goldstein par le mot Israël, un Juif par le pays juif, on n’est pas loin de rencontrer les mêmes passions que la jeunesse universitaire occidentale exprime dans les campus.

Seulement si Israël est concerné

Au cœur du soulèvement de la jeunesse et des occupations des campus des universités occidentales, il y a effectivement la soif de justice, le désir de paix, le dégout face à l’oppression ou l’apartheid. Il y a encore la révolte devant l’infanticide ou la famine, il y a tout cela, mais tout cela si, et seulement si, c’est Israël qui est concerné. Voilà ce qui rend compte de l’explosion de vertu qui soulève la jeunesse occidentale. Dans une ambiance de joyeux chaos, de bacchanales, d’irrévérence permise, de mépris de tout ce qui en temps normal doit être respecté. Ce n’est pas l’injustice ni même la Palestine et les Palestiniens. C’est Israël. Comme dans 1984, ce n’est même pas un Israël concret, ce ne sont pas les actes du gouvernement israélien ni de certains de ses soldats. C’est l’idée même d’Israël, quoi que ce pays fasse ou ne fasse pas, qui éveille le désir de destruction. Et le désir d’insulter les étudiants juifs qui ont l’idée saugrenue de passer par là. 

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