Classer une synagogue pour garantir son avenir ?

Nicolas Zomersztajn
Édifice de style Art déco conçu en 1926 et achevé en 1933, la synagogue de la Communauté juive orthodoxe de Bruxelles, située rue de la Clinique, sera classée comme monument. Avec cette initiative, cette petite communauté compte garantir la pérennité de ce bâtiment presque centenaire, maintenir ce lieu vivant et participer davantage à la vie associative de ce quartier populaire où les Juifs ont longtemps vécu et travaillé.
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Avec l’aide des autorités communales anderlechtoises, la Communauté juive orthodoxe de Bruxelles a introduit cette année une demande de classement de sa synagogue située rue de la Clinique comme monument. La Commission royale des Monuments et des Sites a remis un avis favorable. Il ne reste plus au gouvernement qu’à marquer son accord. Si la façade du bâtiment ne permet pas immédiatement d’apprécier toute sa richesse patrimoniale, cette synagogue construite par l’architecte juif anversois d’origine hollandaise Joseph De Lange et inaugurée en 1933 appartient au style Art déco. « Le bâtiment de la synagogue de la rue de la clinique représente le passage d’une ornementation Art déco à une abstraction moderniste. Il sert également une idée beaucoup plus générale, celle par laquelle le concept de beauté et de sobriété peuvent correspondre », précise Marianne Puttemans professeur d’histoire de l’architecture à l’ULB. « Le hiatus entre l’extérieur très massif et l’intérieur tout en lumière, grâce à la coupole, est un témoignage d’une belle collaboration entre l’architecture et la volonté cultuelle. Rappelons l’importance de la lumière ». Mais la construction de cet édifice religieux est aussi l’occasion pour cet architecte ayant déjà construit la synagogue d’Ostende (1911) et la synagogue portugaise d’Anvers (1913) de faire preuve d’audace et de créativité. « Avec son bâtiment, Joseph De Lange montre une inventivité, une modernité, une emprise sur le jeune XXe siècle mais aussi un respect du prescrit religieux orthodoxe puisque les fonctions religieuses du bâtiment sont toutes présentes », souligne Marianne Puttemans. « Cette synagogue est un exemple remarquable de l’architecture religieuse juive des années 1930. Sa façade témoigne d’un bond en avant dans la façon dont les Juifs de Bruxelles vont s’intégrer. En effet, loin des bâtiments à tendance orientalisante, la modernité et la radicalité du cube qu’est la synagogue de la rue de la Clinique rompt avec la tradition constructive des synagogues européennes. Ceci témoigne de l’importance de la communauté juive de Bruxelles à cette époque et de son désir de faire partie intégrante de la vie bruxelloise ».

Déclin du Triangle et mobilité sociale

Cette synagogue était située au cœur du poumon économique et social de la vie juive bruxelloise. Elle a été longtemps fréquentée par les artisans et les commerçants juifs travaillant au Triangle, quartier de la synagogue concentrant les ateliers et les maisons de gros du secteur de la confection et de la maroquinerie. Il est fort probable que la valeur architecturale de cette synagogue et ses particularités Art déco n’aient jamais retenu l’attention de ses membres ni de ses rabbins, et en particulier d’Azriel Chaikin qui y officia entre 1968 et le milieu des années 2000. Ce rabbin vivant aujourd’hui à Crown Heights (Brooklyn) se souciait plutôt du manque d’assiduité des membres de sa communauté qu’il sermonnait en yiddish, de leur abandon progressif de la tradition religieuse et de leurs bavardages incessants et bruyants lorsqu’ils assistaient aux offices de Rosh Hashana et Yom Kippour. Cette période glorieuse de la synagogue de la rue de la Clinique est révolue depuis le déclin du secteur de la confection et de la maroquinerie du Triangle et la formidable mobilité sociale des Juifs ayant entraîné leur départ vers les communes du sud de Bruxelles. Aujourd’hui, la synagogue est certes toujours en activité mais elle n’accueille chaque semaine qu’une dizaine de fidèles. Les offices se font au premier étage dans l’ancienne salle du Talmud Torah, transformée en un oratoire. La salle principale de la synagogue n’est ouverte et chauffée que lors des grandes fêtes.

La synagogue de la rue de la Clinique a longtemps été portée par la volonté de fer d’une série d’hommes. À cet égard, il convient de ne jamais oublier le travail acharné de Seligman Beer Bamberger, qui fut l’une des chevilles ouvrières de la création de l’Athénée Maïmonide dont il fut le préfet des études. Conscients qu’ils ne pourront jamais reproduire le passé glorieux de leur synagogue, l’équipe dirigeante actuelle de la Communauté juive orthodoxe de Bruxelles n’a pas entrepris cette démarche de classement du bâtiment pour des raisons seulement patrimoniales. « Si nous voulons maintenir le bâtiment en bon état, nous sommes obligés de faire procéder à des travaux importants tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Comme le coût de ces travaux est très élevé, le classement du bâtiment nous permet d’obtenir des subsides pour les réaliser », explique Gershon Aronsohn, administrateur de la Communauté juive orthodoxe de Bruxelles. « Mais notre préoccupation majeure est que le bâtiment conserve son caractère originel de synagogue, ce que nous garantit la procédure de classement. Même si un jour notre synagogue est amenée à mettre fin à ses activités, elle ne pourra pas être détruite ni transformée en un lieu de culte d’une autre religion. Ainsi, notre synagogue ne connaitra pas le même destin que les deux synagogues de Schaarbeek (rue Rogier et rue du Pavillon), dont la vente a radicalement modifié leur affectation en les transformant en lieux récréatifs ! Si nous ne faisons rien et nous laissons gentiment synagogue telle qu’elle est aujourd’hui, nous sommes quasiment certains que cela se terminera de cette manière. Et ce sera à notre génération qu’il reviendra de dire que la synagogue a fermé ses portes parce que nous n’avons rien fait. C’est la raison pour laquelle nous avons entamé cette démarche ».

Le classement permettra à cette petite communauté d’envisager l’avenir avec sérénité. Elle ne vivra plus avec cette épée de Damoclès qui crée un sentiment d’insécurité permanente. Mais au-delà des considérations matérielles, cette synagogue a surtout une énorme valeur affective pour les Juifs de Bruxelles. « Ce lien affectif est évidemment extrêmement fort pour les membres actuels de notre communauté mais aussi pour de nombreux Juifs de Bruxelles qui ont connu et fréquenté cette synagogue par le passé », confirme Gershon Aronsohn. « Si vous interrogez tous ces Juifs, vous vous rendrez compte qu’ils ont tous une histoire à raconter à propos de cette synagogue ou qu’ils ont encore en mémoire des souvenirs très précis qui les y rattachent d’une manière ou d’une autre. Le classement du bâtiment permet donc de maintenir vivante cette mémoire juive bruxelloise ».

 

« Village d’Astérix »

Même s’ils attachent une importance considérable à la dimension mémorielle de cette synagogue, ses responsables ne ménagent pas leur peine pour en faire un lieu vivant, ne serait-ce qu’en veillant à la tenue hebdomadaire des offices de Shabbat. « On pourrait nous comparer à un village d’Astérix ! », réagit Gershon Aronsohn en souriant. « Nous essayons de maintenir notre petit noyau de membres fidèles à leur synagogue. À tel point que lorsque nous n’avons pas d’office durant les vacances, ils ne vont pas dans une autre synagogue pour y prier. Cela témoigne de leur attachement à cette synagogue-ci et aussi de sa dimension communautaire. C’est la raison pour laquelle il nous semble qu’il est possible de continuer à faire de cette synagogue un lieu de vie. Nous avons déjà développé un centre d’études de textes et des tables de discussion sur l’identité juive. Nous espérons que cela va drainer des gens en dehors des offices du shabbat et des fêtes juives et qu’ils reviennent vers un lieu qui soit structurant pour une communauté ». Ils ont effectivement réussi à créer depuis quelques années une atmosphère conviviale qui plaît aux fidèles qui n’ont pas connu la synagogue du temps de sa splendeur. Mieux, ces nouveaux membres estiment même que l’accueil qui leur est fait est excellent. Ils y trouvent une atmosphère « heimish » lors des kiddoush et des repas shabbatiques. « Même si nous n’avons pas autant des membres que durant les années 1970, la tendance actuelle est à la hausse même si elle est modeste », fait remarquer Daniel Rabinovitsj, président du conseil d’administration de la Communauté juive orthodoxe de Bruxelles.

Comme la plupart des organisations juives bénéficiant de subsides des pouvoirs publics, la communauté juive orthodoxe de Bruxelles doit aussi proposer des activités en lien avec le quartier dans une perspective citoyenne de vivre-ensemble. Ils intègrent cette dimension nouvelle en veillant à maintenir le respect de la tradition juive orthodoxe. Pour l’organisation de ces activités tournées vers l’extérieur, ils ont ainsi développé des visites guidées de la synagogue, des ateliers de pratique musicale KlezJam pour chant et instruments et toute une série de partenariats avec des associations locales.

Gershon Aronsohn ( à gauche) et Daniel Rabinovitsj ( à droite)

« Cette dimension nouvelle nous ouvre d’autres perspectives très intéressantes », estime Gershon Aronsohn. « Des jeunes des écoles du quartier ont visité notre synagogue. Pour nombre d’entre eux, c’était la première fois qu’ils se rendaient dans un lieu juif ou qu’ils rencontraient un Juif. Cela nous permet donc d’ériger des ponts entre les différentes confessions à Bruxelles en présentant par exemple les nombreuses similitudes entre le judaïsme et le l’islam. Nous leur montrons aussi que leur quartier a connu plusieurs vagues migratoires qui ont succédé à l’immigration juive. En entrant dans cette synagogue, ils peuvent se rendre compte que ce lieu fut un creuset pour des populations étrangères. C’est très important car cela offre à ces jeunes une autre manière de concevoir les conditions difficiles dans lesquelles ils vivent aujourd’hui ».

« Nous luttons contre des moulins à vent »

La démarche de classement et l’implication de cette synagogue dans la vie associative d’un quartier difficile où les Juifs ne vivent plus peuvent susciter certaines interrogations sur l’avenir d’une communauté juive. On peut se demander si cette expérience n’est pas la preuve que la vie juive à Bruxelles se maintient, ou si au contraire, elle se transforme doucement mais sûrement en un parcours touristique ou muséal sur le thème de la diversité culturelle et religieuse, symptôme d’une disparition lente. « Je n’ignore pas que d’une certaine manière, nous luttons contre des moulins à vent », reconnaît Daniel Rabinovisj. « Toutefois, il nous semble que cela vaut la peine de mener ce combat. Ne serait-ce que par rapport au devoir de mémoire envers nos parents et nos grands-parents emportés par la Shoah qui ont vécu dans ce quartier et qui ont fréquenté en masse cette synagogue. C’est donc un devoir pour nous tous de rappeler leur souvenir, notamment en préservant cette synagogue qui était un jour leur synagogue, et qui est aujourd’hui celle de leurs descendants ».

Cette démarche est à la fois pleine d’espoir et douloureuse. L’espoir, c’est le refus de cette petite communauté juive orthodoxe, dont la plupart des membres ne sont pas des Juifs pratiquants, de ne pas se résigner au pessimisme ni à la tentation de baisser les bras. Beaucoup de choses ont certes changé mais l’Histoire tourne et le pire n’est jamais sûr. Si tous ceux qui ont fréquenté assidument ou même occasionnellement cette synagogue ont disparu, des membres, certes peu nombreux, sont encore présents aujourd’hui, plus dynamiques et enthousiastes que jamais. Plus qu’un symbole, ils veulent en faire un lieu de vie et une raison d’espérer. Douloureuse, car en cherchant à se renouveler pour ne pas disparaître, ils savent aussi qu’ils ne pourront pas revivre les heures fastes que cette synagogue a connues. Et surtout, ils n’ignorent pas non plus les perspectives pessimistes qui attendent les Juifs de Belgique et d’Europe au XXIe siècle.

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