Katharina von Schnurbein : « Les Juifs sont effectivement comme le canari dans la mine »

Nicolas Zomersztajn
Nommée en décembre 2015 coordinatrice de la Commission européenne pour la lutte contre l'antisémitisme et la promotion de la vie juive, Katharina von Schnurbein a présenté en 2021 la Stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme et de soutien à la vie juive. Consciente du désarroi des Juifs européens, elle nous fait part de ses réflexions face à l’augmentation explosive de l’antisémitisme depuis le 7 octobre 2023.
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Quel regard portez-vous sur l’antisémitisme en Europe depuis l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023 ?

Katharina von Schnurbein Tout d’abord, il ne faut jamais oublier que le 7 octobre est le plus important pogrom depuis la Shoah. Mille deux cents personnes ont été massacrées et 252 personnes ont été prises en otages. Lorsque je me suis rendue cette année en Israël, j’ai été frappée par la profonde tristesse des Israéliens mais aussi leur extraordinaire résilience et leur désir de vivre. Je pense qu’il s’agit de quelque chose que les gens ne comprennent pas en Belgique. Je ne peux me résoudre à l’idée qu’après une attaque aussi meurtrière que celle du 7 octobre, l’antisémitisme connaisse une telle explosion, à tel point qu’il ait atteint son niveau le plus élevé depuis la création de l’Union européenne. Nous vivons donc une crise sans précédent. Des mesures de sécurité ont été prises par tous les pays membres de l’Union européenne car l’antisémitisme a un impact considérable sur la vie quotidienne des Juifs en Europe. C’est la raison pour laquelle, il est important d’avoir une vision claire sur la manière dont cette explosion d’antisémitisme a été provoquée et sur les effets qu’elle a sur la vie quotidienne des Juifs. Ils sont nombreux à dissimuler leur identité ou à envisager de quitter leur pays. N’oublions jamais que lorsque les Juifs pensent sérieusement à émigrer, ce n’était jamais une bonne chose pour l’Europe. L’antisémitisme n’est pas seulement dangereux pour les Juifs, il menace aussi la stabilité et la sécurité des démocraties européennes. Le jour même du 7 octobre, des gens ont célébré les atrocités commises par le Hamas. Y a-t-il eu des poursuites judiciaires contre eux ? Pas suffisamment à mes yeux. Nous avons dit aux États membres que l’augmentation des incidents antisémites doit être suivie d’une augmentation des poursuites judiciaires à leur encontre. Ce n’est malheureusement toujours pas le cas. Certains États ont bien réagi en désignant des magistrats ayant une connaissance spécifique de l’antisémitisme. C’est le cas du land de Bavière notamment où il a été décidé que les actes antisémites ne seront pas sans conséquence pour leurs auteurs. Ainsi, pour les actes antisémites punis par la loi, des poursuites judiciaires sont engagées. Lorsqu’il s’agit d’incidents antisémites que la loi ne punit pas, notamment certains actes liés à l’antisionisme ou l’hostilité radicale à Israël, des mesures alternatives sont prises pour conscientiser leurs auteurs de la gravité des faits. Aujourd’hui, la question fondamentale est de savoir comment les pouvoirs publics réagissent face à l’antisémitisme.

La situation en Belgique est-elle préoccupante ?

Katharina von Schnurbein Tout le monde reconnait que la situation est compliquée en Belgique. L’affaire Brusselmans témoigne du manque de sensibilisation d’une part importante de l’opinion publique à la question de l’antisémitisme mais aussi d’une incompréhension par rapport à ce qui est sensé relever de l’humour. Pourtant, lorsqu’un chroniqueur humoristique comme Herman Brusselmans écrit qu’il a « envie d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque Juif que je rencontre » : il suffit de remplacer « Juif » par « Musulman », « Arabe » ou « Noir » pour comprendre qu’on est face à un discours de haine incitant à la violence. Et inciter à la violence contre les Juifs, ou n’importe quel autre groupe en général, ne constitue pas de l’humour. Je constate avec satisfaction qu’un procureur est enfin chargé de traiter ce dossier. À nouveau, il est important que les pouvoirs publics réagissent en protégeant les communautés juives victimes de ces incitations à la violence. Par ailleurs, si des mesures de sécurité doivent être prises, il ne faut pas qu’elles soient à la charge des institutions juives. Nous devons être très clairs : si nous établissons un lien avec les menaces qui pèsent sur la société en générale, nous ne pouvons pas ignorer ce que subissent les Juifs en matière d’antisémitisme. Les Juifs sont effectivement comme le canari dans la mine : les violences qu’ils subissent annoncent le pire pour tous les citoyens. Nous devons bien positionner notre boussole démocratique lorsque nous envisageons la question de la liberté d’expression qui nous est si chère mais nous ne pouvons pas tolérer des discours et des actes qui remettent en cause notre système démocratique.

La définition opérationnelle de l’antisémitisme de L’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) est-elle toujours utile ?

Katharina von Schnurbein Je pense qu’aujourd’hui la définition de l’antisémitisme de l’IHRA est précisément utile parce que les incidents antisémites qui ont été causés après le 7 octobre correspondent aux exemples qu’elle propose depuis 2016. Cette définition opérationnelle de l’antisémitisme est virulemment critiquée parce qu’elle vise précisément des situations réelles et très concrètes. Le grand mérite de la définition de l’IHRA est de donner un outil opérationnel à ceux qui percevaient ces discours et ces actes comme antisémites mais ne pouvaient pas nécessairement les qualifier comme tels. Elle n’est pas seulement utile pour les communautés juives mais aussi pour la police, la justice et les enseignants, c’est-à-dire tous ceux qui doivent savoir s’ils sont face à des biais antisémites ou non. Ainsi, pour le problème du « deux poids, deux mesures », si vous remplacez Israël par n’importe quel autre pays, cela ne pose aucun problème car critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme. Bien sûr qu’on peut critiquer la politique qu’Israël mène dans les territoires qu’il occupe et qu’on peut soutenir le peuple palestinien. Mais si cette critique ne se résume qu’à la négation de l’existence d’Israël, alors elle est résolument différente des critiques adressées à tout autre État dont on n’exige pas la destruction pour la politique qu’il mène. C’est la raison pour laquelle la définition de l’IHRA est devenue plus pertinente et plus utile depuis le 7 octobre. Je voudrais aussi préciser que cette définition ne se substitue pas aux dispositions légales en vigueur dans les États membres : la loi l’emporte toujours sur la définition de l’IHRA. Comme je l’ai précisé il y a un instant, il y a des actes antisémites visés par la loi et ceux qui ne le sont pas même si les spécialistes les considèrent comme tels. La définition de l’IHRA est donc un instrument précieux qui aide à mieux cerner ce qui relève de l’antisémitisme. Enfin, n’oublions jamais que le contexte est essentiel. Avant le 7 octobre, je n’aurais pas considéré que le slogan « Free Palestine » posé sur le mur d’une synagogue soit identique à celui posé sur le pont d’une route. Chaque cas doit être examiné individuellement en tenant compte du contexte.

Le refus d’adopter la définition de l’antisémitisme de l’IHRA est-il idéologique ou le produit d’une incompréhension de l’antisémitisme et ses formes actuelles ?

Katharina von Schnurbein Cela peut être idéologique et une expression d’ignorance. Mais je pense que cela témoigne surtout d’un manque d’empathie. Il suffit de se mettre à la place des Juifs pour comprendre ce qu’ils subissent. Et l’immense majorité des Juifs considèrent comme antisémites les différents exemples donnés par la définition de l’IHRA. L’Agence européenne des droits fondamentaux (FRA) a publié en juillet dernier une vaste enquête sur les expériences et leurs perceptions juives de l’antisémitisme, ainsi que les obstacles que les Juifs rencontrent pour mener ouvertement leur judaïsme. Elle révèle que 80% des personnes interrogées estiment que l’antisémitisme s’est développé dans leur pays au cours des cinq années précédant l’enquête. Elle montre aussi que 78% d’entre elles précisent que les expressions d’antisémitisme auxquelles elles ont été personnellement confrontées concernent la remise en cause de l’existence d’Israël, le fait de tenir les Juifs responsables des agissements d’Israël, l’assimilation de la politique israélienne à celle de l’Allemagne nazie et la distorsion et la trivialisation de l’histoire de la Shoah. On sait que l’antisémitisme contemporain est présent au sein de groupes radicaux et marginaux adeptes de l’extrémisme, qu’il soit de droite, de gauche ou islamiste ; qu’il peut également se cacher derrière l’antisionisme, et qu’il se rencontre aussi au cœur de la société.

Pour vivre en paix, les Juifs doivent-ils exprimer leur hostilité radicale à Israël ou s’ils s’y refusent, doivent-ils dissimuler leur identité ?

Katharina von Schnurbein L’idée selon laquelle il y aurait moins ou pas d’anti-sémitisme si les Juifs critiquaient radicalement Israël ou en se définissaient contre cet État n’est pas neuve. Même si elle circulait bien avant le 7 octobre, cette affirmation est absurde. La Shoah ne s’est-elle pas produite lorsqu’Israël n’existait pas ! Le 27 janvier dernier, lors de la Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de la Shoah, une enfant cachée m’a confié qu’elle ne voulait plus jamais avoir à se cacher en tant que Juive. Cette phrase entre en résonance avec tous les combats que l’Europe a mené après 1945 : la lutte contre les discriminations et la possibilité pour chacune et chacun d’avoir et d’exprimer des identités multiples. Malheureusement, lorsqu’il s’agit des Juifs, cela pose encore des problèmes. L’Union européenne a mis en place une Stratégie de lutte contre l’antisémitisme et de soutien à la vie juive. J’insiste sur ce second aspect de notre Stratégie car, quelles que soient les nombreuses initiatives mises en œuvre, nous sommes déterminés à tout faire pour que les Juifs puissent vivre en paix et en sécurité en Europe. Malheureusement, aujourd’hui, ils ne peuvent sereinement développer leur vie juive et c’est une honte pour l’Europe. Nous devons donc absolument nous concentrer sur cet aspect. C’est en tous cas la conclusion de la Stratégie européenne « Vers une Union européenne exempte d’antisémitisme » : « L’Europe ne peut prospérer que si ses communautés juives prospèrent également. » Si les Juifs étaient les seuls à être menacés par l’antisémitisme, cela suffirait pour mener ce combat. Mais nous le faisons aussi parce que l’antisémitisme est incompatible avec les valeurs fondamentales de l’Union européenne. Il constitue une menace non seulement pour les communautés juives et la vie juive, mais aussi pour une société ouverte et plurielle, pour la démocratie et pour le mode de vie européen.

Si le poste de coordinatrice à la lutte contre l’antisémitisme et à la promotion de la vie juive n’existait pas, la situation serait pire ?

Katharina von Schnurbein Le Grand rabbin de Rome m’a un jour dit, non sans humour, que depuis que j’ai été nommée au poste de coordinatrice européenne à la lutte contre l’antisémitisme et au soutien à la vie juive, l’antisémitisme n’a cessé d’augmenter. J’en ai conscience. Mais nous avons réussi à faire évoluer les perceptions au sein des États membres de l’Union européenne et les conscientiser sur la nécessité d’agir. Nous leur demandons donc de mettre en place des Stratégies très concrètes de lutte contre l’antisémitisme. Vingt et un États ont déjà adopté une Stratégie. Je ne sais pas comment la situation évoluerait si nous n’existions pas ou si nous n’avions pas conçu tout ce dispositif. En revanche, je constate que ce dispositif renforce notre détermination à agir. Il est évident que l’efficacité de notre Stratégie repose sur différents facteurs, et notamment la volonté des gouvernements des États membres. Mais une chose est sûre, aucun pays de l’Union européenne n’a rien fait même si certains sont plus déterminés que d’autres. 

La voix claire de Katharina von Schnurbein

S’il fallait puiser dans le jargon antiraciste, on peut affirmer que Katharina von Schnurbein n’est pas seulement une « alliée » dans la lutte contre l’antisémitisme. Elle est bien plus que cela. Grâce au climat de confiance qu’elle a réussi à établir avec les « concernés », c’est-à-dire les Juifs européens, elle est devenue une actrice de premier plan de la lutte contre l’antisémitisme. Si un leitmotiv devait caractériser son action, il tiendrait en une seule phrase : L’antisémitisme n’est pas le problème des seuls Juifs mais celui de la société démocratique tout entière. « Dans un monde caractérisé par une haine toujours plus grande des Juifs, qui atteint des niveaux inconnus depuis la Seconde Guerre mondiale, la voix claire de Katharina von Schnurbein apparaît comme un phare de la raison et de la clarté morale. Son soutien sans réserve à la communauté juive d’Europe nous rappelle que, même en ces temps sombres, il existe des personnes vertueuses qui dénoncent l’antisémitisme», a déclaré le professeur Daniel Chamovitz, président de l’université Ben-Gourion du Néguev lorsqu’il lui remet en avril dernier le titre de docteur honoris causa.

Avec son équipe, elle a défini et mis en œuvre la Stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme et de soutien à la vie juive adoptée en 2021. Ce document a ouvert la voie aux 27 États membres de l’Union européenne pour qu’ils adoptent leurs propres stratégies nationales de lutte contre l’antisémitisme et de promotion de la vie juive au sein de leurs sociétés. Pour ce faire, Katharina von Schnurbein collabore étroitement avec les communautés et organisations juives. Elle assure également la liaison avec les États membres, le Parlement européen, d’autres institutions, les organisations de la société civile concernées et le monde universitaire en vue de renforcer les réponses politiques conçues pour lutter contre l’antisémitisme.

Katharina von Schnurbein est consciente des enjeux de la lutte contre l’antisémitisme. Elle sait pertinemment qu’il existe un antisémitisme aussi puissant que diffus qui travaille les sociétés européennes, un antisémitisme qui est devenu, de passion populaire, une passion de faiseurs d’opinions et de personnalités politiques surfant cyniquement sur cette haine par électoralisme. Pour s’attaquer à ce fléau, elle a l’honnêteté intellectuelle de s’appuyer sur la définition opérationnelle et non contraignante de l’antisémitisme de l’IHRA qui a le mérite de prendre en considération les nouvelles formes d’antisémitisme diffusées sous l’apparence d’une hostilité envers Israël et présentées dans une rhétorique antiraciste et de défense des droits de l’homme.

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