Le rejet bruxellois de la stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme

Nicolas Zomersztajn
Une majorité alternative (PS-Écolo-PTB) s’est formée le 10 octobre dernier pour amender une proposition de résolution d’adhésion de la Région bruxelloise à la stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme, en supprimant toute référence à une définition actualisée de l’antisémitisme, et en vidant ainsi de sa substance le texte déposé. Un épisode de plus qui illustre l’impossibilité pour ces partis de prendre en considération les dimensions antisémites de l’antisionisme radical.
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L’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) rassemble des gouvernements et des experts dans le but de renforcer et de promouvoir l’éducation, le travail de mémoire et la recherche sur la Shoah, et de mettre en œuvre les engagements de la déclaration de Stockholm de 2000 sur le devoir de mémoire. En mai 2016, les 31 États membres de l’IHRA ont adopté une définition opérationnelle et non contraignante de l’antisémitisme. Elle a le double mérite de promouvoir une approche fondée sur les droits et axée sur les victimes, et de prendre en considération les formes et les manifestations contemporaines de l’antisémitisme grâce au travail conjoint d’universitaires spécialistes de l’antisémitisme, de responsables communautaires juifs et d’experts de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne. Afin d’aider les gouvernements, les administrations, les forces de l’ordre et la société civile à mener efficacement la lutte contre l’antisémitisme, l’IHRA énumère des exemples pour illustrer cette définition.

Les exemples les plus utiles cités dans la définition visent à expliquer comment la haine d’Israël peut devenir une forme d’antisémitisme, bien distincte des critiques de la politique d’un gouvernement israélien puisque cette définition prend soin de souligner explicitement que « critiquer Israël comme on critiquerait tout autre État ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme ». Ces exemples comprennent notamment les analogies faites entre les Israéliens et les nazis, les déclarations faisant d’Israël un État illégitime, ou celles tenant les Juifs comme collectivement responsables des actions de l’État d’Israël.

En juin 2017, le Parlement européen a recommandé l’utilisation de la définition de travail dans sa résolution sur l’antisémitisme et, en septembre 2018, le secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, a déclaré qu’il tient à « saluer les efforts déployés par les 31 pays membres de l’IHRA pour s’accorder sur une définition commune de l’antisémitisme. Une telle définition peut servir de base à l’application de la loi, ainsi qu’aux politiques préventives. » Depuis 2017, la Commission européenne utilise la définition opérationnelle juridiquement non contraignante de l’antisémitisme élaborée par l’IHRA, comme outil d’orientation pratique et base de son travail pour lutter contre l’antisémitisme. C’est la raison pour laquelle la Commission européenne a présenté, le 5 octobre 2021 au Parlement européen, sa première stratégie de lutte contre l’antisémitisme et de soutien à la vie juive pour laquelle cette définition de l’antisémitisme élaborée par l’IHRA est considérée comme nécessaire à une action efficace.

Supprimer toute référence à la définition de l’IHRA

C’est qui a conduit la députée bruxelloise (MR) Viviane Teitelbaum à déposer le 30 juin 2022, avec d’autres parlementaires (MR, DéFI, Les Engagés, CD&V), une proposition de résolution marquant l’adhésion de la Région bruxelloise à la stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme et de soutien à la vie juive. Si en apparence, tout le monde semble d’accord pour lutter contre l’antisémitisme au sein du Parlement bruxellois, une majorité de députés se positionne clairement contre la stratégie portée par l’Union européenne. En effet, les groupes PS, Écolo et PTB ne veulent pas voter une résolution s’appuyant sur la définition de travail de l’IHRA, car ils estiment tous qu’elle vise à criminaliser la critique d’Israël. « Le résultat de cet insidieux lobbying autour de la définition de l’IHRA aboutit à dévier de son objet la lutte contre l’antisémitisme, tout en mettant les pratiques coloniales de l’État d’Israël à l’abri de la critique. En faisant de cet État un partenaire privilégié, l’Europe ne lutte pas contre l’antisémitisme, elle le renforce », insiste avec virulence Petya Obolensky, député PTB, lors de la réunion de la Commission de l’égalité des chances du 10 octobre 2023. Son collègue socialiste, Jamal Ikazban, rappelle également que « si c’est pour adhérer à des définitions qui consisteraient à rendre toute critique d’Israël impossible, ça pose problème. »[2] Enfin, John Pitseys, chef de groupe Écolo, est surtout préoccupé par « la présence de part en part de la définition de l’IHRA dans la stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme », et considère qu’elle peut amener « à restreindre les libertés publiques ». Jugeant les formulations de la résolution peu satisfaisantes, le chef de groupe Écolo a donc déposé des amendements qu’il souhaite être adoptés « pour rendre le texte étanche aux usages de la définition de l’IHRA »[3]. C’est donc ainsi que les socialistes et les écologistes ont amendé la proposition de résolution de Viviane Teitelbaum, en supprimant toute référence à la définition de l’IHRA pour la vider de sa substance, jusqu’à modifier son titre.

Cette manœuvre parlementaire déplorable ne fait qu’illustrer le triste constat que la lutte contre l’antisémitisme ne fait pas l’unanimité au sein du Parlement bruxellois. « N’oublions jamais que cette stratégie européenne est un document officiel de l’Union européenne, approuvé par l’ensemble des États membres, et non pas un texte anonyme sorti de nulle part », précise Viviane Teitelbaum. « Bien que la définition de l’IHRA ne soit pas contraignante et qu’elle ne considère pas la critique d’Israël comme de l’antisémitisme, ces députés bruxellois préfèrent donner des gages à des associations qui n’accordent pas la moindre priorité à la lutte contre l’antisémitisme. » Et quand bien même l’actualité souligne tragiquement la nécessité de se doter d’une définition de l’antisémitisme aussi actuelle que celle de l’IHRA, ces députés bruxellois se bornent à la rejeter. « La discussion en Commission de l’égalité des chances se déroulait le 10 octobre dernier alors qu’on découvrait les massacres commis par le Hamas en Israël. Même à ce moment-là, la seule chose qui comptait aux yeux des socialistes, des écologistes et de la gauche radicale était la critique d’Israël qui n’est rien d’autre qu’une diabolisation d’Israël », regrette amèrement Viviane Teitelbaum. « Ils n’ont aucune empathie pour les victimes civiles massacrées par le Hamas, tout comme ils n’ont aucune empathie pour les Juifs lorsqu’ils sont victimes d’antisémitisme. C’est une réalité déplorable de ce parlement. »

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Pas d’intersectionnalité pour les Juifs

Ce refus de prendre en considération une définition de l’antisémitisme, proposée et soutenue par toutes les institutions juives représentatives européennes, fait apparaître une contradiction flagrante entre le discours antiraciste de ces députés et la manière dont ils le mettent en œuvre. Tous ces députés, très attachés à l’intersectionnalité des luttes, accordent une importance prépondérante à la parole des personnes concernées par les discriminations ou les discours de haine, et ne cessent de rejeter et pourfendre l’approche universaliste lorsqu’il est question de lutte contre le racisme. Or, dans les amendements déposés et votés par les socialistes, les écologistes et les communistes du PTB, il est rappelé l’importance de « l’esprit universaliste »[1] et de « l’ancrage universaliste »[2] de la lutte contre l’antisémitisme ! Quand il s’agit des Juifs et de la lutte contre l’antisémitisme, les règles changent : l’intersectionnalité disparaît soudainement et la parole des concernés – les Juifs – n’a plus d’importance ni de place

prioritaire. Elle doit être noyée dans ce qu’ils appellent « l’approche universaliste » de la lutte contre le racisme. « Ils ne veulent pas prendre en considération le vécu et la perception des Juifs face à l’antisémitisme », observe Viviane Teitelbaum. « C’est tellement flagrant qu’un collègue député d’un parti de la majorité m’a confié, à l’issue de la séance en commission, qu’il était choqué par leur incapacité à se mettre à la place de l’Autre dans ce dossier de lutte contre l’antisémitisme alors qu’ils le font dans d’autres situations. »

Le problème dépasse en réalité l’adoption d’une stratégie définie par la Commission européenne. Ce serait pécher par naïveté ou par ignorance de croire que des formations politiques, plutôt enclines à considérer Israël comme un État raciste pratiquant l’apartheid, puissent valider et soutenir la définition de l’antisémitisme de l’IHRA. Leur proximité avec toute une série d’associations et de collectifs obsessionnellement anti-israéliennes ne peut qu’exacerber ce biais antisioniste radical peu propice à une lutte sans ambiguïté contre l’antisémitisme. Tout cela ne fait qu’attester la progression en Europe de l’esprit de Durban, c’est-à-dire d’un antisionisme radical empreint de préjugés antisémites que la Conférence mondiale de Durban contre le racisme de 2001 a laissé s’exprimer en toute impunité. Depuis lors, il est de bon ton dans de nombreux milieux antiracistes et progressistes de présenter le racisme, l’apartheid, l’impérialisme, la violence d’État et la négation des droits de l’homme par un visage israélien. L’antisionisme de Durban est redoutablement séduisant, car il offre à tous ceux qui se réclament du Bien une vision du monde antiraciste simple et cohérente : Israël = racisme. Mais pour les plus radicaux, les Juifs occupent aussi une place centrale au cœur du système de domination à abattre.

Particulièrement bien adapté pour se développer dans des sphères et des milieux pourtant vaccinés contre l’antisémitisme, l’esprit de Durban a gagné l’Europe. « Les délégués présents ont ensuite rapporté cette vision du monde là où ils vivaient, et dans les sphères dans lesquelles ils opéraient intellectuellement et politiquement. Ils ont œuvré pour que l’antisionisme de Durban devienne le bon sens radical du XXIe siècle » , font remarquer l’historien britannique David Hirsh et sa collègue américaine Hilary Miller dans un article consacré à l’antisionisme de Durban (Journal of Contemporary Antisemitism, Vol. 5, N°1, printemps 2022, pp.145-146). « La vision du monde qui a été consolidée à Durban devait devenir influente dans le monde universitaire ainsi que dans les cercles des droits de l’homme et du droit humanitaire, dans l’enseignement, le journalisme et les arts, dans la politique pratique et militante ainsi que dans la pensée plus savante et théorique », et du double jeu des Juifs », relèvent très justement David Hirsh et Hilary Miller, car c’est précisément contre cet obstacle que les Juifs se heurtent aujourd’hui.

Dans ce contexte général de propagation de l’antisionisme radical, il faut hélas admettre qu’il sera très compliqué, voire impossible, pour les Juifs de convaincre les différents niveaux de pouvoir de la Belgique fédérale d’adopter purement et simplement la stratégie européenne de lutte contre l’antisémitisme fondée sur la définition de l’IHRA. Les résistances sont trop fortes et les tentations de fermer les yeux face aux débordements antisémites des manifestations de soutien à Gaza sont irrésistibles.

 

 

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Gendeloy
Gendeloy
1 année il y a

Triste époque. Reveillons-nous ou nous y passerons tous

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