07/10/2025
Regards n°1119

La disparition de Joseph Mengele

Il y a d’emblée, quelque chose de sombre et de chirurgical dans ce film, une pellicule en noir et blanc, sauf exception, de l’ombre et des contrastes, une esthétique rigoureuse, des lignes de fuite et un éclairage froid qui traque chaque expression du visage cadenassé de Josef Mengele, magistralement interprété par August Dielh.

C’est lui qui, deux heures durant, porte à l’écran le médecin d’Auschwitz – surnommé « l’ange de la mort » – en cavalcade en Amérique latine. On le suit, tantôt intégré dans des cercles d’anciens hauts responsables nazis, tantôt isolé, appauvri, vieilli, craignant toujours, au fil de ses noms d’emprunt, d’être fauché par le Mossad, tel Adolf Eichmann.

Et pourquoi celui qui a procédé à des expérimentations « médicales » insoutenables, qui a servi le système, qui continue à porter ses valeurs et ne se reproche rien, ne vit pas au grand jour ? Dans un exercice très en vogue, il fait passer les victimes pour des bourreaux et les acteurs de la solution finale pour des sauveurs : « Après la Première guerre mondiale, la société a été corrompue par l’individualisme et le capitalisme avec le choix de périr ou de défendre le pays / L’Allemagne était en danger / Les Allemands ne sont pas une race d’esclaves mais de maîtres », articule-t-il à son fils venu le confronter. Dans le même registre, comparant les Juifs à des insectes qui propagent des maladies et qu’il faut tuer par prophylaxie : « C’était les Juifs ou nous / Ils ont déclaré la guerre contre nous / Nous n’avions pas d’autre choix que les éliminer / Les enfants deviennent des adultes vengeurs / Israël a interrompu la paix dans le monde », l’entend-t-on arguer.

Justifiant ses actes les plus abjects, il tend aussi un miroir de la réalité : « Tous les collaborateurs nazis ont été replacés dans la politique et l’industrie en RFA », et nomme, au passage, quelques autres des 20 médecins investis à Auschwitz dans des actes inconcevables de cruauté.

Portrait kaléidoscopique

Invité à adapter le roman d’Olivier Guez, le réalisateur russe, Kirill Serebrennikov, s’est, dans le fond, focalisé sur le devenir des criminels de guerre une fois celle-ci terminée. Dans la forme, il a brassé les chapitres de l’auteur pour nous emmener, en 1956 à Buenos Aires, en 1977 à Sao Paolo, en 1956 à Munich, puis à Gunzburg dans la propriété des Mengele, en 1958 en Argentine, en 1943 à Auschwitz, en 1962 au Brésil, nous donnant à voir les facettes de l’homme, inhumain dans le camp d’extermination ; distant au sein de sa famille de la grande bourgeoisie industrielle ; isolé et paranoïaque en Argentine et au Brésil.

L’acteur allemand s’est parfaitement coulé dans ce personnage – qu’il a hésité à endosser – pour dégager, de son jeu puissant et intimiste, des facettes de froideur, des insultes sifflées entre les dents, des attitudes odieuses, des frustrations hurlées, des regards effrayants, fuyants, des silences lourds de rage et des peurs débordantes.

« Ces gens sont-ils rattrapés par leur passé ? La question du karma, du châtiment, de la justice, etc. m’a toujours intéressé. » explique le réalisateur qui s’est rendu avec l’équipe du film à Auschwitz et au ghetto de Cracovie. Il a de même épluché tous les écrits sur Mengele, sur Auschwitz et sur la vie des nazis après-guerre, côtoyant aussi les mots d’Hannah Arendt sur la « banalité du Mal », ceux de Jonathan Littell (Les Bienveillantes), sur la part d’humanité des monstres, ou encore ceux du metteur en scène Constantin Stanislavski qui invitait ses élèves à imaginer les bons côtés des salauds à interpréter.

« L’aventure dans ce monde s’est avérée complexe, une vraie souffrance… » conclut le réalisateur, poursuivant : « On a toujours pensé que, parce que la guerre était finie, la bulle du Mal avait éclaté… Les armes se sont tues, mais la guerre est restée à l’intérieur des gens, et le désir de tuer aussi. Parfois cela ressort, comme aujourd’hui. On rêve tous de justice, on veut que le Mal soit puni, mais c’est, hélas, naïf. »

À la question pourquoi ce film est-il important, le cinéaste primé répond : « Je vais être honnête avec vous, j’ai rencontré des gens hautement qualifiés, des intellectuels, qui m’ont dit : « Mais vous êtes vraiment sûrs que ce que vous racontez sur l’Holocauste, sur Auschwitz, sur l’extermination des Juifs, c’est vrai ? Ça m’a proprement terrifié. On est en 2025 et il y a encore des gens qui se demandent si la Shoah a vraiment eu lieu ».

Écrit par : Florence Lopes Cardozo

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