04/11/2025
Regards n°1120

La mémoire de Zola dévoyée par SOS Gaza

À l’Opéra Ballet Vlaanderen d’Anvers, la soirée « J’accuse » organisée le 15 octobre dernier par le collectif SOS Gaza a réuni artistes et intellectuels flamands pour dénoncer l’inaction du gouvernement belge face au drame de Gaza. En se réclamant d’Émile Zola, les participants ont mobilisé un symbole puissant du combat contre l’antisémitisme en faveur du boycott d’artistes israéliens. Cette transposition brouille les repères historiques et moraux, surtout lorsque certains participants se montrent moins vigilants face à des propos ouvertement antisémites.

L’Opera Ballet Vlaanderen d’Anvers a accueilli le 15 octobre 2025 une soirée culturelle en soutien à Gaza. Organisé par le collectif SOS Gaza sous le slogan « J’accuse », l’événement a réuni des artistes, des écrivains et des activistes flamands pour « demander des comptes » aux autorités belges concernant la situation dans l’enclave palestinienne.

Y Participaient notamment l’écrivain Tom Lanoye, la directrice générale de 11.11.11 Els Hertogen, l’écrivaine Dalilla Hermans, l’actrice Sachli Gholamalizad et le metteur en scène Alain Platel. Ils ont formulé à la manière d’Émile Zola « une accusation morale contre le gouvernement belge ». La question du boycott culturel d’Israël que cette plateforme défend lors de cette soirée a été abondamment évoquée. Des performances musicales et artistiques se sont aussi succédé, notamment avec le clarinettiste palestinien Ahmed Hawash et les danseurs Lateef Williams et Cassandra Martin.

Le slogan, « J’accuse », a été choisi en référence à la lettre ouverte qu’Émile Zola a adressée au président de la République, Félix Faure, et publiée en une de L’Aurore le 13 janvier 1898, afin d’exiger la révision du procès d’Alfred Dreyfus. « Zola exprimait ce qui ne devait pas être dit, appelait à la justice et donnait des mots à un silence intolérable. Aujourd’hui, nous faisons de même », souligne SOS Gaza qui a repris ce titre pour reprocher aux autorités belges leur manque d’action face à la situation à Gaza. « Depuis des mois, le gouvernement israélien commet un génocide contre la population palestinienne. L’Europe détourne le regard. Le gouvernement belge est également resté silencieux et n’a pris que des demi-mesures, bien trop tardivement. Avec ce ‘‘J’accuse’’, nous demandons des comptes à notre gouvernement. Nous condamnons son silence, son manque d’action et son manque d’humanité. », précisent les initiateurs de SOS Gaza. Et d’ajouter : « Avec de nouveaux ‘‘j’accuse’’ percutants, des informations et des explications, des témoignages et de la musique, nous formulons à nouveau une accusation morale pour non-respect du droit international afin de mettre fin au génocide à Gaza et à l’occupation de la Palestine ! Nous continuons à parler, car qui se tait est complice ! »

En se réclamant d’Émile Zola, ces figures du monde culturel et artistique flamand cherchent à inscrire leur démarche dans la lignée des grandes causes morales de l’histoire, à se poser en héritiers d’une tradition de courage intellectuel face à l’injustice d’État. Ce parallèle leur permet de donner à leur indignation une dimension universelle en suggérant qu’ils dénoncent aujourd’hui, comme Zola en 1898, un aveuglement politique et moral des autorités. Cette référence historique fonctionne donc comme un puissant levier moral et médiatique : elle place le mouvement du côté de la vérité, de la conscience et du droit, tout en renvoyant l’adversaire dans le rôle du pouvoir sourd et complice.

Brouiller les repères

Mais la référence à « J’accuse » est ambivalente. Le « J’accuse » de Zola a été publié dans une France gangrenée par l’antisémitisme. C’est au lendemain de l’acquittement du véritable coupable, le commandant Esterhazy, prononcé par le conseil de guerre le 10 janvier 1898 qu’Émile Zola exige réparation de cette erreur judiciaire dont il rend l’état-major complice. Par cet article retentissant, Émile Zola fait basculer l’affaire Dreyfus : il ouvre la révision du procès du capitaine Dreyfus. Ce dernier sera ensuite gracié en 1899 avant d’être réhabilité en 1906. Par son retentissement international, cette tribune s’impose comme l’acte de naissance de l’inscription de la lutte contre l’antisémitisme dans les fondements de la gauche démocratique. Or, En reprenant une figure associée à la lutte contre l’antisémitisme, SOS Gaza déplace le sens originel du geste de Zola vers la dénonciation d’un État juif, au risque de brouiller les repères et de relativiser la mémoire même qu’il invoque.

C’est la raison pour laquelle cette appropriation du « J’accuse » de Zola met terriblement mal à l’aise. Elle témoigne du recyclage d’un symbole pour servir une cause du présent en détachant la référence de son contexte d’origine (l’antisémitisme d’État contre Dreyfus) pour la rabattre sur un conflit contemporain (la guerre à Gaza). Cette translation peut être perçue comme une inversion symbolique dans laquelle l’icône d’un combat contre l’antisémitisme est mobilisée pour dénoncer un État juif et légitimer le boycott d’artistes israéliens. Cela brouille les repères et nourrit évidemment le soupçon de récupération. Comme si la grandeur morale de Zola validait, par transfert, toutes les tactiques militantes. Le choix du slogan peut donc polariser davantage, puisque ceux qui s’y reconnaissent applaudissent la filiation, et ceux qui s’en écartent y voient une instrumentalisation émotionnelle. Pour des Juifs et des non-Juifs engagés dans la lutte contre l’antisémitisme, le procédé peut résonner comme une captation de mémoire, vécue comme blessante. D’autant plus que le « J’accuse » de Zola est associé à un boycott culturel et artistique. Zola écrivait pour sauver un officier juif innocent ; SOS Gaza justifie une stratégie collective contestée en s’abritant derrière l’aura de ce grand écrivain.

Paradoxe performatif

Se réclamer d’un texte fondamental de l’histoire de la lutte contre l’antisémitisme peut même devenir très problématique lorsque des participants, comme Tom Lanoye notamment, ont publiquement pris la défense de Herman Brusselmans qui avait écrit dans Humo qu’il voulait « enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque Juif que je rencontre » à cause des bombardements israéliens sur Gaza. Parmi les artistes et écrivains présents lors de cette soirée à l’Opéra d’Anvers, aucun n’a d’ailleurs dénoncé les propos explicitement antisémites de Brusselmans. Ce qui signifie qu’ils s’approprient une mémoire destinée à protéger les Juifs tout en minimisant, relativisant ou acceptant une incitation au meurtre visant des Juifs en tant que tels. Ainsi, ils convoquent Zola pour sacraliser une cause politique, mais se montrent moins sourcilleux lorsque des propos hostiles aux Juifs surgissent dans le débat. À ce titre, leur « J’accuse » servirait moins à éclairer la frontière entre critique d’État et haine antijuive qu’à blanchir une stratégie militante (boycott culturel d’Israël) sous l’auréole de Zola. La conséquence, outre la douleur symbolique, est de brouiller l’antisémitisme comme problème spécifique : on en fait à la fois un étendard et une variable d’ajustement discursive. Pour lever ce soupçon, ils auraient dû commencer par articuler leur référence à Zola avec une condamnation nette et constante de toute rhétorique visant les Juifs et tracer clairement la ligne rouge entre critique d’Israël et déshumanisation des Juifs. Sans cela, le patronage de Zola tourne au paradoxe performatif.

En contrepoint de cette soirée à l’opéra d’Anvers, on peut citer l’initiative du chorégraphe israélien Ohad Naharin, figure majeure de la danse contemporaine, qui a lancé Gaga for Peace & Justice, un cours collectif et mondial en ligne de Gaga Dance dont les bénéfices sont versés au mouvement Standing Together, une coalition de citoyens juifs et palestiniens d’Israël unis contre l’occupation, pour la paix, l’égalité et la justice sociale. Le cours a été dispensé en anglais le 25 octobre dernier. Il était ouvert à toutes les personnes âgées de plus 16 ans, quelle que soit leur expérience préalable.

Alors qu’un accord de cessez-le-feu et de libération des otages vient d’être signé, la démarche d’Ohad Naharin propose une autre voie : celle d’un engagement partagé, fondé sur la rencontre et le dialogue plutôt que sur la séparation et le rejet. Là où le « J’accuse » de SOS Gaza s’appuie sur la dénonciation et le boycott, Naharin et Standing Together misent sur la coopération et l’action commune. En invitant des citoyens du monde entier à danser pour la paix, à soutenir financièrement un mouvement judéo-palestinien qui lutte sur le terrain contre la guerre et l’occupation, ils rappellent qu’il existe des gestes de résistance qui unissent au lieu de diviser.

Plutôt que d’instrumentaliser la mémoire du combat de Zola contre l’antisémitisme, l’initiative de ce chorégraphe israélien mondialement reconnu, mais aussi injustement visé par les tenants du boycott culturel d’Israël, réactualise l’esprit même de Zola : dire non à l’injustice, mais sans exclure ni essentialiser. Ohad Naharin montre qu’un engagement artistique peut à la fois dénoncer la violence et préserver la dignité de tous. À l’heure où les symboles se polarisent et se vident de sens, Gaga for Peace & Justice ouvre un espace où l’art répare, relie et réinvente la solidarité.

Écrit par : Véronique Lemberg

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