Le récit biblique, un texte vieux de plus de trois millénaires, peut-il nous éclairer pour résoudre des problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui ?
Albert Guigui : Evidemment car la Bible transcende le temps et l’espace pour arriver jusqu’à nous. C’est la raison pour laquelle, je me suis efforcé de montrer à travers de nombreux exemples que le texte biblique n’est ni poussiéreux ni mort. Il convient de « frotter ce texte », comme le soulignait Emmanuel Levinas, pour découvrir des richesses insoupçonnées qui nous permettent de trouver des réponses originales et humaines aux problèmes que nous connaissons aujourd’hui.
Pouvons-nous donc exprimer notre attachement à la démocratie en nous appuyant sur la tradition juive ?
A.G. : Bien-sûr. Lorsqu’on prend une page du Talmud, c’est toujours la solution prônée par la majorité qui l’emporte. Toutefois, la majorité ne peut écraser la minorité. C’est pourquoi les avis minoritaires sont repris dans le texte talmudique. Cette idée était mise en avant par les disciples de Hillel qui étudiaient aussi les décisions de l’école concurrente de Chammaï. Le judaïsme est une culture de l’augmentation et du débat, deux notions essentielles en démocratie. Dans le débat ou dans la bataille pour la vérité, il ne peut y avoir de gagnants ni de perdants. Chacun doit être disposé, s’il le faut, à dire « j’ai tort ». Il ne doit pas y avoir de triomphalisme dans la victoire ni colère ni angoisse dans la défaite. Mais au-delà de cet état d’esprit démocratique que nous insuffle la tradition talmudique, il y a aussi la nécessité de connaitre le cheminement complet qui mène à la solution retenue par les Sages. C’est aussi la raison pour laquelle nous avons besoin de connaitre tous les avis, même ceux qui n’ont pas été retenus. On peut comparer la méthode talmudique à un théorème de mathématique. Avant d’arriver au théorème, il y a tout le développement. Sans ce dernier, on ne comprend rien au théorème. C’est pareil dans le Talmud où tous les avis sont importants, même ceux exprimés par la minorité.
Dans quelle mesure l’importance accordée à l’étude dans le judaïsme est-elle associée à la jeunesse ?
A.G. : Rabbi Nahman de Bratslav a écrit : « il est interdit d’être vieux ». Loin d’être une injonction au jeunisme, cet aphorisme signifie d’abord qu’un homme reste jeune tant qu’il est capable de changer. Celui qui est vieux est celui qui a décidé de ne pas changer. Cela n’a rien à voir avec l’âge. On peut être rangé dans la catégorie des vieillards en étant jeune. Mais « il est interdit d’être vieux » signifie surtout d’être ouvert sur le monde et ne jamais se considérer comme celui qui sait tout. Celui qui pense qu’il n’a plus besoin d’apprendre est un vieillard. Et d’ailleurs, un rabbin, que l’on considère généralement comme un maître doté d’un grand savoir, se dit en hébreu Talmid Hakham, c’est-à-dire un « étudiant érudit ». Un rabbin est donc en premier lieu un étudiant. S’il s’arrête d’étudier, il est vieux, il est fini.
Si le judaïsme est une culture du débat, cela signifie-t-il qu’il accepte le pluralisme et la diversité des tendances en son sein ?
A.G. : Un des grands auteurs traditionnels du 19e siècle a répondu à cette question en expliquant que dans les controverses, tous les avis sont des paroles de Dieu et ont une importance pour la loi. C’est cette multiplicité qui constitue la beauté de notre Torah., ajoutait-il. La Torah est appelée chant et la beauté d’un chant provient de la variété des voix, concluait-il. L’existence de tendances différentes ou d’opinions différentes sont effectivement nécessaires à l’harmonie et à l’équilibre du peuple juif. La pensée juive se situe dans la contradiction entre deux impératifs : d’un part, un impératif d’unité, unité du peuple et unité de la loi mais d’autre part, la tradition reconnait aussi la nécessité de la multiplicité et, en ce sens, confère aux débats et aux controverses un caractère positif. La voie entre le singulier et le pluriel est donc à la fois large et étroite : étroite car des risques de déviation sont réels ; large dès lors qu’on accepte la condition qui fait que la Torah et le Talmud sont les bases du judaïsme. Et chaque jour nous oblige à trouver l’équilibre. On peut donc conclure que le peuple juif est comme une symphonie riche et harmonieuse. Aucune de ses voix ne doit dépasser l’autre ni la supplanter. Toutes les composantes du peuple juif doivent avoir la possibilité de s’exprimer. Si ce n’est pas le cas, on risque d’assister à une cacophonie épouvantable.
Si l’originalité de la Bible réside donc dans la modernité de son discours, elle ne peut que conduire les Juifs à adhérer pleinement aux principes énoncés par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ?
A.G. : On pourrait aisément, en regard de chaque article de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, inscrire une citation biblique. Ce qui ressortirait de cette confrontation serait l’identité ou la très grande proximité des principes énoncés. Mais en dépit de cette similitude frappante, nous trouvons une profonde différence dans la formulation. La Déclaration universelle des droits de l’Homme proclame des droits mais ceux-ci n’engagent ni ne contraignent personne. Aujourd’hui, on n’a jamais autant parlé des droits de l’Homme et pourtant, ces droits n’ont jamais été aussi bafoués. Le texte biblique, quant à lui, ne parle pas de droits mais de devoirs. Ainsi, il exige qu’on « juge son prochain avec impartialité » mais ne parle pas de « droit à un jugement équitable ». En effet, pour le texte biblique, si l’être humain accomplissait ses devoirs élémentaires, une déclaration contenant ses droits ne serait pas nécessaire. Ceux-ci en émaneraient naturellement. Pour le judaïsme, les droits ne valent donc que par l’accomplissement des devoirs que seuls garantissent ls droits. Mais cette conception a une portée universelle car lors du 50e anniversaire de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, de nombreuses voix se sont élevées pour dire qu’il est temps de rédiger une déclaration des devoirs de l’homme.
Un sage en quête de dialogue
Il serait commode de penser que le Grand Rabbin de Bruxelles attaché au Consistoire central israélite de Belgique soit un homme engoncé dans le formalisme archaïque et les conventions désuètes de cette institution créée il y a plus de deux siècles. C’est tentant mais cela revient surtout à passer à côté de l’originalité de son parcours et de ses engagements citoyens. Né à Meknès (Maroc) en 1944, Albert Guigui est arrivé en Belgique en septembre 1970 en provenance de Tanger où il enseignait l’hébreu, la Bible et l’histoire juive dans les écoles de l’alliance israélite universelle. Depuis qu’il officie dans la grande Synagogue de de Bruxelles, il œuvre au quotidien pour construire des ponts entre les religions en s’engageant pleinement dans le dialogue aussi bien avec le christianisme que l’islam à une époque où les crispations identitaires tendent plutôt à éloigner les individus et à favoriser leur repli. « C’est une erreur de prôner le vivre ensemble », déclare-t-il. « Je prône le construire ensemble c’est-à-dire avoir des projets communs. Les individus, en travaillant ensemble, se rapprochent. ‘L’étranger’ devient ainsi un partenaire ».
Mais avant de construire ensemble, il faut franchir l’étape du dialogue. Très actif dans ce domaine, Albert Guigui sait pertinemment que pour être vrai et sincère, le dialogue doit remplir certaines conditions pour qu’il ne soit pas réduit à une tolérance de façade. « Le dialogue est souvent difficile à établir », souligne-t-il. « En effet, le vrai dialogue implique l’effort de comprendre l’autre en ses termes plutôt que simplement dans les nôtres. Il implique le partage. Une relation de respect et de confiance mutuels. Il demande une égalité, une réciprocité des partenaires ».
Ce ne sont pas que des mots qu’il prononce pour soigner son image auprès des médias. Il joint le geste à la parole en multipliant les rencontres avec les responsables musulmans, chrétiens et laïques mais aussi en exprimant clairement sa vision citoyenne d’une politique conforme aux exigences de l’éthique du judaïsme. C’est ce qui l’a conduit notamment à se rendre en juillet 2017 à l’Eglise du Béguinage où 250 sans-papiers souhaitant obtenir le droit de séjourner en Belgique faisaient la grève de la faim. Lors de cette visite, il a rappelé que la solidarité doit se manifester envers tous les hommes, quelle que soit leur nationalité ou leur religion. En s’appuyant sur la tradition juive, il a pris soin de rappeler que « face aux sans-papiers qui risquent leur vie, ouvrons nos cœurs et nos portes. Apportons aide et soutien à ces hommes, ces femmes, ces enfants, affaiblis, affamés et assoiffés qui frappent à nos portes pour régulariser leur situation ». En ces termes clairs, la voix sans détour du Grand Rabbin de Bruxelles est pleine de sens et nous invite à aller vers l’Autre et à nous engager dans la Cité tout en restant fidèle à notre héritage juif.