En décidant « qu’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque Juif qu’il rencontre » ne constitue pas une incitation à la haine, le Tribunal correctionnel de Gand remet sérieusement en cause le principe d’une justice protectrice et prouve par l’absurde l’inutilité d’une loi sur le racisme et l’antisémitisme.
Le 11 mars dernier, l’écrivain flamand Herman Brusselmans ayant écrit dans le magazine Humo en août 2024 qu’il voulait « enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque Juif qu’il rencontre » après avoir vu des images d’un enfant palestinien, a été acquitté par le tribunal correctionnel de Gand de toute violation des lois contre le racisme et le négationnisme. Le juge a estimé qu’il était question de liberté d’expression et qu’il n’apparait pas que cet écrivain ait eu l’intention, dans sa chronique, « d’inciter à la haine ou à la violence contre la communauté juive. »
Aussi révoltant qu’il puisse paraitre, l’acquittement de Brusselmans était prévisible puisque le tribunal correctionnel de Gand n’a fait que suivre le réquisitoire du parquet demandant précisément un non-lieu, « ne voyant aucune volonté manifeste d’inciter à la haine. » Même si d’autres plaintes concernant Brusselmans doivent encore être traitées, il est difficile d’imaginer le parquet de Gand revoir sa position de non-lieu lorsqu’il rédigera à nouveau son réquisitoire. Les plus pessimistes estiment même qu’en raison de la mansuétude générale dont jouit Brusselmans en Flandre, il est peu probable qu’un juge ne prononce la moindre condamnation des propos litigieux de cet écrivain. Ce jugement pose donc un véritable problème. Il ne s’agit plus de savoir s’il existe des limites à la liberté d’expression mais de s’interroger sur la façon dont des magistrats, au nom de la légalité formelle, oublient la nécessité de justice.
« Remplacer le mot ‘‘Juif’’ par ‘‘des femmes’’, ‘‘des homosexuels’’ »
Ce problème fondamental n’a pas échappé à un député fédéral. Lors de la séance du 2 avril 2025 de la Commission de la justice de la Chambre des représentants, le député socialiste (PS) Khalil Aouasti a exprimé le malaise que lui inspiré le jugement du Tribunal correctionnel de Gand. Considérant à juste titre que le principe de la séparation des pouvoirs ne confère pas aux décisions de justice un caractère sacré ou intouchable, ce député prend la peine d’analyser et de commenter cette décision : « Le jugement rendu renvoie un signal préoccupant. La satire, qui doit pouvoir être défendue en démocratie, pourrait admettre un appel explicite à la violence contre un groupe protégé par la loi. Une extrapolation de cette jurisprudence pourrait nous amener à considérer que malgré les textes qui protègent contre le racisme, le sexisme et les autres formes de discrimination, de tels propos couverts par la satire pourraient être tenus, et nous pourrions remplacer le mot ‘‘Juif’’ par ‘‘des femmes’’, ‘‘des homosexuels’’ ou d’autres porteurs de convictions confessionnelles ou philosophiques. » Et de conclure son intervention en ces termes : « Si un jugement doit être respecté et exécuté, il doit aussi nous permettre de nous interroger sur le cadre législatif protecteur que nous avons souhaité mettre en œuvre démocratiquement, dès lors que celui-ci ne semble plus assuré. Nous ne pouvons donc pas rester silencieux face à ce précédent, face à cette décision de justice. Il y va de la protection de toutes les composantes de notre société, qu’il s’agisse de Juifs ou non. »
La ministre de la Justice, Annelies Verlinden, a botté en touche en se réfugiant derrière le très commode principe de la séparation des pouvoirs pour affirmer qu’elle « s’abstient, de ce fait, de toute opinion sur le jugement en question. » Elle en a profité pour rappeler qu’un nouveau Code pénal entrant en vigueur le 8 avril 2026 prévoit que les infractions relatives à la répression de la discrimination seront sanctionnées d’une peine plus élevée que par le passé. Ce qui revient à nouveau à contourner le problème puisque les incriminations du Code pénal ne sont absolument pas mises en cause dans l’affaire Brusselmans. Comme l’a souligné ensuite le député Khalil Aouasti, « L’angle qui a été pris est de considérer que le droit à l’humour et à la satire, qui sont des dérivés du droit à la liberté d’expression et qui doivent pouvoir être protégés en démocratie, permettent dans un cas tout à fait problématique et singulier de propager des discours de haine et des appels à la violence. C’est là où, à mon sens, il peut être nécessaire d’évaluer ces législations. »
Cette évaluation est nécessaire car la liberté d’expression ne peut être le paravent de la haine. Dans une démocratie digne de ce nom, les juges ne peuvent se retrancher derrière une interprétation abstraite de la liberté d’expression et trahir ainsi leur mission éthique en appliquant mécaniquement une norme sans tenir compte de conséquences humaines.






