Regards n°1113

Brusselmans a ouvert la « fenêtre d’Overton »

Bien qu’il ait tenu plus d’une fois des propos virulemment antisémites et incité à la haine et à la violence envers les Juifs, le chroniqueur Herman Brusselmans n’a pas subi la moindre « mort sociale » et bénéficie encore du soutien de nombreuses personnalités en Flandre.

Début février, l’écrivain Herman Brusselmans a comparu devant le tribunal correctionnel de Gand en réponse à une citation directe du Joods Informatie en Documentatiecentrum (JID) concernant l’une de ses chroniques publiée l’été dernier dans le magazine Humo. Contre toute attente, Le ministère public n’a pas suivi la plainte du JID : le procureur du Roi a requis l’acquittement et n’a constaté aucune violation de la loi sur le négationnisme ni de celle contre le racisme. « Est-ce de bon goût ? Est-ce de qualité ? On peut être en désaccord là-dessus. Mais ces colonnes ont-elles une intention particulière d’inciter à la haine et à la violence ? Non. »[1] Le tribunal correctionnel rendra sa décision le 11 mars prochain.

Début août 2024, Herman Brusselmans avait suscité une vive polémique en écrivant dans l’une de ses chroniques publiées dans le magazine Humo que : « En voyant l’image d’un petit garçon palestinien en pleurs et en train de crier, complètement hors de lui, appelant sa mère ensevelie sous les décombres, je deviens tellement furieux que j’ai envie d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque Juif que je rencontre. Bien sûr, il faut toujours se dire que tous les Juifs ne sont pas des salauds meurtriers[2]. »

Depuis la publication de sa chronique litigieuse et sa comparution devant la justice, rien ne laisse pourtant entendre que Herman Brusselmans se soit remis en question. Bien au contraire. Et les déclarations qu’il a faites devant le tribunal ne souffrent d’aucune ambiguïté : « Je suis un penseur de gauche et j’écris de la satire, entre autres choses. J’ai parlé de mon désir d’enfoncer un couteau dans la gorge de chaque Juif parce que j’avais besoin d’une image forte. C’est complètement fou de dire que je serais raciste ou antisémite. J’ai un certain style dans lequel mes limites sont plus éloignées que celles d’autres écrivains. Je suis parfois en colère et à d’autres moments, je peux relativiser les choses. Je n’ai pas écrit cette chronique pour déclencher tout cela. Je peux comprendre que cela ait été mal reçu par les Juifs. »

[1] Caroline Van den Berghe, Marieke Van Cauwenberghe, Ine PhilippeHerman, Brusselmans neemt woord op proces : ‘‘Ik wil tegen de mensen hier aanwezig zeggen: ik ben geen antisemiet’’ », VRT, le 4 février 2025.

[2] Herman Brusselmans, « Het Midden-Oosten zal exploderen, er is een Derde Wereld­oorlog op komst », Humo, le 4 août 2024.

Aimer les Juifs tout en ayant des préjugés négatifs à leur égard

Il a même osé conclure en déclarant : « Je ne suis pas antisémite. Woody Allen est une de mes grandes idoles, Jerry Seinfeld aussi. » Jean-Marie Le Pen aussi déclarait avoir des amis Noirs et adorer le couscous. Cet argument est généralement une tentative pathétique de se dédouaner d’accusations d’antisémitisme ou de racisme sans réellement remettre en question ses propres attitudes ou propos. Compter parmi ses idoles des personnalités juives ne signifie pas automatiquement que l’on ne peut pas tenir des propos ou adopter des comportements antisémites. Ce type de défense repose sur une fausse équivalence : on peut entretenir des relations sociales avec des personnes d’un groupe tout en nourrissant des préjugés à leur égard. C’est d’ailleurs ce qu’a admirablement mis en exergue une autre chronique que Brusselmans a publié en novembre 2023. « Biden est trop lâche, trop partial et trop craintif pour s’opposer à Israël, bien sûr en partie parce que l’argent de l’Amérique se trouve dans les portefeuilles des Israéliens natifs des États-Unis », écrivait Brusselmans. « Les grandes entreprises sont détenues par des Israéliens, de même que les grandes banques, les services secrets, les biens immobiliers et pratiquement toute la culture. » Un philosémite fan de Woody Allen et de Jerry Seinfeld aurait-il vraiment écrit ces horreurs ? Et dans cette même chronique, Brusselmans précise, très sérieusement, le fond de sa pensée en justifiant l’antisémitisme à travers la nazification d’Israël : « Il n’est pas inconcevable que quelqu’un, n’importe qui, devienne antisémite contre sa nature. Israël se livre à un génocide sale, immonde, effréné, incompréhensible et dépouillé de toute humanité. Le lien souvent établi avec le propre destin des Juifs, qui ont été impitoyablement exterminés au cours de la Seconde Guerre mondiale, a disparu depuis longtemps. Israël utilise les mêmes méthodes que les Allemands pour détruire une race entière. Cette race est caractérisée comme n’étant constituée que de rats, de vermines et d’insectes qui ne méritent que d’être écrasés. »

Que la justice passe à côté de la réalité d’un phénomène est banal et ne constitue pas la singularité de cette affaire. Personne n’ignore qu’un abîme sépare la vérité judiciaire de la réalité. Le plus grave est ailleurs et réside dans la quasi-absence de réelle condamnation de Brusselmans. Il n’a connu aucune « mort sociale », contrairement à de nombreuses personnalités ayant tenu des propos racistes, sexistes ou homophobes. C’est plutôt l’inverse qui s’est produit. De nombreux intellectuels flamands progressistes sont montés au créneau pour prendre sa défense. Ainsi, Tom Lanoye, un des écrivains les plus primés en Flandre et aux Pays-Bas, a déclaré dans un entretien à De Morgen que « Herman n’est pas un antisémite qui connaît par cœur les chants de la SA, et encore moins un négationniste. » Tom Lanoye a d’ailleurs souligné que les écrits de Brusselmans relèvent d’un univers grotesque, nihiliste et anarchiste, où l’auteur se met souvent en scène de manière fictive. Mais, comme Brusselmans l’a lui-même rappelé devant le tribunal correctionnel de Gand, il passe sans cesse de la satire au sérieux et vice-versa. Un ancien magistrat, Henri Heimans, connu pour sa lutte contre l’extrême droite, lui a aussi donné l’absolution. Les tribunes condamnant Herman Brusselmans sont rares face aux nombreux textes le présentant comme un artiste de gauche déjanté tourmentant la mauvaise conscience de la Flandre. D’autres agitent plutôt la corde victimaire en le dépeignant comme un artiste en proie à la souffrance, et victime d’une chasse aux sorcières menée par de puissantes et riches organisations juives, comme a pu l’écrire un ancien rédacteur en chef d’Humo.

Aller toujours plus loin dans l’outrance

Comment expliquer cette inquiétante complaisance ? Pourquoi ces personnalités progressistes prêtent-elles une oreille aussi compatissante à un auteur de propos antisémites ? Cette situation est d’autant plus troublante que ses victimes, les Juifs, ne bénéficient pas de cette compassion. Un vieux fond d’antijudaïsme chrétien, un nationalisme flamand fortement marqué par l’antisémitisme et la culpabilité historique flamande par rapport à la Collaboration et la persécution des Juifs sont autant d’explications de cette tolérance généralisée envers l’antisémitisme. Mais malgré tout, écrire aujourd’hui dans un hebdomadaire à grand tirage qu’on a envie d’égorger chaque Juif qu’on croise en rue semble impensable. L’exemple de Brusselmans illustre bien comment certaines idées abjectes finissent par s’imposer dans le débat public. Cela nous renvoie à la fameuse « fenêtre d’Overton ». Ce concept, forgé par un lobbyiste américain, décrit comment des idées, jugées autrefois inacceptables peuvent, avec le temps et sous l’influence de faiseurs d’opinions, devenir partie intégrante du discours public. En ouvrant davantage la « fenêtre », il est possible d’aller toujours plus loin dans l’outrance. C’est dans cette mécanique infernale que Brusselmans a entraîné une grande partie de l’opinion flamande qui ne semble pas choquée par ses sorties violemment antisémites. Il ouvre la « fenêtre d’Overton » en rendant acceptable l’idée que les Juifs se comportent comme des nazis. Cette idée semble à première vue inacceptable, mais en la martelant sans cesse, elle va ensuite être discutée pour devenir une opinion, certes extrême, mais une opinion qui circule et se popularise pour finir par devenir un fait acceptable. Et puisqu’Israël commet un génocide à Gaza et que les Juifs en sont les complices, il paraît alors moralement et politiquement acceptable de déclarer « avoir envie d’enfoncer un couteau pointu dans la gorge de chaque Juif que je rencontre ».

Les pouvoirs publics doivent évidemment prendre des mesures pour lutter contre l’antisémitisme. Mais la société doit aussi développer ses propres anticorps contre ce fléau. C’est pourquoi même les plans de lutte les plus sophistiqués resteront inefficaces tant que les médias et les faiseurs d’opinion feront applaudir des personnalités tenant des propos ouvertement antisémites, tandis que leurs victimes, les Juifs, seront désignés comme d’affreux censeurs bridant la liberté d’expression.

L’abandon d’Unia

S’il y avait bien une institution en Belgique qui aurait dû se saisir de cette affaire, c’est bien Unia, le Centre interfédéral indépendant de lutte contre le racisme, les discriminations et la promotion de l’égalité. Malheureusement, les Juifs devront agir sans compter de son soutien.

Unia a effectivement décidé de ne pas se porter partie civile en fin de compte contre l’écrivain Herman Brusselmans pour la chronique litigieuse publiée dans le magazine Humo en août 2024. Celui-ci doit comparaitre mardi devant la chambre du conseil de Gand qui décidera si l’auteur doit comparaître devant un tribunal correctionnel et pour quelles préventions.

Le centre pour l’égalité des chances Unia avait pourtant déposé une plainte de son côté, estimant que la chronique de l’écrivain violerait la loi antiracisme et inciterait à la haine ou à la violence envers les personnes juives.

Mais entretemps, Unia a décidé de ne pas se porter partie civile en fin de compte. « Il est important que le parquet enquête et que M. Brusselmans puisse se défendre, mais il ressort de ses auditions qu’il ne semble pas avoir agi avec une intention malveillante », a expliqué la porte-parole d’Unia Carole Poncin à De Morgen. « Nous avons conclu qu’il n’y avait pas de motifs juridiques suffisants pour nous porter partie civile. La chronique contient certes des images violentes et antisémites, mais la constitution protège amplement la satire et la presse ».

Cette décision n’a rien de surprenant. En février 2024, Unia avait déjà donné un aperçu de la manière dont il aborde le cas Brusselmans. En effet, suite à sa chronique « Israël maakt gebruik van dezelfde methoden om een heel ras te vernietigen als indertijd de Duitsers » (Israël utilise les mêmes méthodes que les Allemands pour détruire une race entière) publiée le 13 décembre 2023, nous avions envoyé un signalement à cette institution fédérale indépendante de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. La réponse négative donnée par Unia préfigure la justification de son refus de se constituer partie civile dans l’affaire de la chronique du couteau qu’il enfoncer dans la gorge d chaque Juif qu’il rencontre : « Certains passages de ces articles sont effectivement polarisants et généralisants et il utilise des stéréotypes et des sophismes antisémites (tels que l’assimilation de tous les Juifs à Israël). Unia met en garde contre de telles expressions dans une contribution récente. Un tel discours polarisant a pour effet d’amplifier les contradictions et de créer des camps opposés. » Et de conclure : « Ces publications d’Herman Brusselmans que vous nous avez signalées sont polarisantes et peuvent certainement être perçues comme « choquant, inquiétant ou heurtant », mais elles ne dépassent pas, selon nous, la limite légale de la liberté d’expression. Il s’agit selon nous de messages qui peuvent être situés à la limite entre l’opinion et la haine telle qu’analysée dans une étude commandée par Unia (2019). Le contexte d’une chronique – souvent polémique – est également important ici. En effet, nous estimons que dans ces chroniques, il n’incite pas à la haine, à la violence ou à la discrimination avec une intention particulière de vouloir inciter d’autres personnes. Il ne semble pas non plus y avoir de négationnisme, qui consisterait à la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis pendant la Seconde Guerre mondiale. » 

Si cette chronique journalistique n’entre pas dans le champ d’application de la loi sur le négationnisme, elle est toutefois clairement antisémite. Le pire, c’est qu’Unia le reconnait lorsqu’il déclare que « certains passages utilisent des stéréotypes et des sophismes antisémites ». Les préjugés antisémites sur la puissance et la domination de la finance juive dont se nourrit sans complexe ce chroniqueur épris de justice et de liberté confirment bien sa volonté d’inciter à la haine des Juifs qu’il nomme ici grossièrement les « Israéliens natifs des États-Unis ».

Les deux chroniques d’Herman Brusselmans ne sont pas seulement choquantes, inquiétantes ou heurtantes. Elles font partie de ces discours de haine des Juifs tenus dans la sphère publique qui permettent à ces auteurs d’essentialiser les Juifs et/ou les Israéliens et d’inciter à la vuiolence physique contre eux en toute impunité. Et l’essentialisation d’un individu est bel et bien un procédé raciste puisqu’il vise à l’enfermer dans une identité fantasmée, figée, et inamovible pour ensuite l’étendre à toute une catégorie partageant ce même donné, et établir, à partir de là, une hiérarchie entre différentes catégories. C’est précisément ce que fait Herman Brusselmans lorsqu’il affirme que « l’argent de l’Amérique se trouve dans les portefeuilles des Israéliens natifs des États-Unis ».

Écrit par : Nicolas Zomersztajn
Rédacteur en chef
22 bis

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