Shirly Laub et Tatiana Samouil sont toutes deux des violonistes de renom, et enseignent entre autres au Conservatoire royal de Bruxelles depuis une vingtaine d’années. Elles partagent leurs vies professionnelles entre les cours, les concerts et les masterclass, dispensés aussi bien en Belgique qu’ailleurs dans le monde. Ces voyages les amènent à se produire sur scène, mais aussi, en tant que professeures invitées, à rencontrer nombre d’étudiants et de professeurs de violon. C’est dans ce contexte, avant que la guerre n’éclate, que Tatiana est récemment intervenue en Ukraine, et que Shirly s’est liée à avec des musiciens ukrainiens.
Fin février, après le début de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, un professeur du conservatoire de Kiev pressent le danger et s’en ouvre à Tatiana et Shirly. Il publie sur Facebook un message qui attire l’attention de la communauté musicienne mondiale. En plus d’une carrière internationale de violoncelliste soliste formé à l’Institut Tchaïkovski de Moscou et à la Haute École de Musique de Genève, Denis Severin enseigne en Suisse (Genève, Bâle) depuis plusieurs années. Il dirige d’innombrables projets pédagogiques et artistiques, est membre d’orchestres variés de musique de chambre et de jurys, et comme Tatiana Samouil et Shirly Laub, parcourt le monde de festival en masterclass. Son engagement puissant dans l’expression et la transmission de la musique s’affirme également dans une volonté de se servir de celle-ci pour rapprocher les peuples et les hommes. Son message sur Facebook est simple : dans un tel contexte, quels centres de formation à l’étranger pourraient ouvrir gracieusement leurs portes à de jeunes musiciens et leur permettre de continuer à étudier et pratiquer leur art ?
De jeunes musiciens contraints à l’exil
Début mars, Shirly et Tatiana interpellent Frédéric de Roos, directeur du Conservatoire royal de Bruxelles, afin de participer à l’élan de solidarité naissant. Accueillir jusqu’à fin juin tant d’étudiants en classe libre ne se limite pas à pousser les murs et à leur faire une place physique. Les professeurs doivent s’engager à donner bénévolement des heures de cours supplémentaires, et il faut aussi prévoir de loger ces étudiants, parfois accompagnés de leur famille. Tatiana et Shirly font alors appel à leur réseau d’amis et collègues musiciens, prêts à héberger les quelque quarante violonistes, violoncellistes, cantatrices et pianistes contraints à l’exil vers un pays inconnu. Les Festivals de Wallonie mettent à la disposition du projet une personne qui centralise les informations (besoins d’un côté, offres de l’autre), répond aux appels, prend le relai de Tatiana et Shirly qui, à l’issue des vacances de Carnaval, doivent reprendre les cours. En deux semaines, Shirly et Tatiana obtiennent l’accord des enseignants et de la direction du Conservatoire, trouvent une famille pour chaque étudiant (dont des professeurs du Conservatoire), se portent volontaires pour en accueillir elles-mêmes un ou deux à leur domicile, et rassemblent une équipe complète d’aide aux démarches (administration, logement, déplacements…). Et l’exode commence ; entre le 10 et le 20 mars, tous les étudiants sont arrivés en Belgique, une trentaine inscrite au Conservatoire de Bruxelles, le reste réparti entre ceux de Mons et de Liège.
La plupart de ces étudiants sont des jeunes filles d’en moyenne 18-20 ans, certaines sont mineures, d’autres, un peu plus âgées, comme Hanna Varvianska (originaire de Kherson) et Sofia Marchak, qui se connaissaient par la fréquentation de la même classe de violon à l’Académie nationale de musique dans la capitale ukrainienne. Lorsque les conflits armés se sont rapprochés de Kiev, elles se sont mises à l’abri à l’ouest du pays, dans la petite ville de Khoust près d’Oujhorod, non loin de la frontière slovaque. De là, elles sont parties à bord d’un bus en direction de la Hongrie, puis ont pris l’avion de Budapest à Charleroi, d’où un dernier bus les a conduites à Bruxelles. Mises en relation par une amie commune, Hanna s’est liée à une autre violoniste, Olga Shevchenko, et une fois toutes deux recueillies par Shirly et sa famille, elles ont pu commencer à suivre les cours, obtenir leur statut de réfugié auprès de l’administration belge, et surtout, ont découvert sur les bancs du Conservatoire d’autres jeunes compatriotes, venus des conservatoires d’Odessa, de Dnipro, de Kharkov. De ce rassemblement est née la volonté, presque la nécessité, de faire connaître l’âme de l’Ukraine, de recréer ensemble une communauté, dont le sentiment de déracinement n’est pas sans rappeler celui qui animait les peintres juifs exilés à Paris dès la fin du 19e siècle.
Le CCLJ a prêté son auditorium pour les répétitions
Accueillis comme étudiants libres, Hanna, Sofia, Olga et les autres n’avaient pas à préparer les examens de fin d’année du Conservatoire. Mais l’envie de se dépasser et la discipline exigeante des musiciens se sont imposées : des objectifs de travail devaient être définis -Tatiana les y a encouragés et aidés- et se sont fondus dans la volonté collective de donner du beau, de faire du bien, de militer pour la paix et le soutien au peuple ukrainien, tout en démocratisant la culture et la musique ukrainiennes auprès du grand public. Depuis sa fondation, « Soul of Ukraine » a donné une demi-douzaine de concerts à Bruxelles (cinq fois plus sont prévus d’ici la fin juillet), coordonnés par Tatiana Samouil pour des personnes privées et des institutions communautaires, culturelles et/ou politiques. Le répertoire pour violons, violoncelle et piano joué avec délicatesse par neuf musiciens lors du concert du 21 juin au CCLJ (sélection d’œuvres de Bach, Glière, Respighi, Elgar…), est ponctué de pièces traditionnelles ukrainiennes, notamment de chants folkloriques interprétés par les cantatrices Anna Shevchuk et Kateryna Novikova, éblouissantes.
L’âme de l’Ukraine semble portée par de jeunes gens encore si proches de l’enfance, mais qui sur scène, s’habillent d’une force et d’une maturité déconcertantes. Leur message de paix et d’amitié entre les peuples ne pouvait qu’entrer en résonnance avec celui du CCLJ, qui d’emblée leur a prêté ses locaux de répétition et proposé ce concert.
Arrivés au terme de l’année académique, certains étudiants souhaitent retourner auprès des leurs en Ukraine, d’autres, comme Hanna, veulent se présenter au concours d’entrée du Conservatoire afin de poursuivre officiellement leur formation musicale à Bruxelles. Difficile pour la jeune femme de formuler précisément ses projets alors que l’avenir parait encore si incertain, mais la ferme résolution de tout faire pour y parvenir semble palpable. Alors que l’élan d’entraide qui dure depuis trois mois atteint ses limites malgré la meilleure volonté de tous les bienfaiteurs (le Conservatoire est fermé en juillet et en août, les familles d’accueil partent en vacances), les aidants et les aidés devront trouver un nouveau modus vivendi. Une nouvelle chaîne fraternelle verra peut-être le jour. La page Facebook de « Soul of Ukraine » reste le point de contact central, tant pour y proposer son aide, ponctuelle ou durable, que pour y trouver les annonces des concerts et y suivre le parcours extraordinaire de ces jeunes artistes.
Ce parcours qu’ils n’ont pas initialement choisi n’est pas une chose aisée lorsque leur culture fait l’objet de tentative de destruction par l’envahisseur. Vladimir Poutine ne mène pas seulement une guerre territoriale, mais aussi une guerre culturelle et identitaire, où il cherche à effacer l’identité ukrainienne.
Leur venue en Europe occidentale n’a pas atténué la sensation de cauchemar éveillé depuis le 24 février 2022. Pour tous ces artistes, il était impensable de connaître une guerre en Europe au 21e siècle. Lors de ce type de rencontres, ils nous racontent qu’en Ukraine, leurs familles et les habitants se sont malheureusement habitués à cette tension de tous les instants. Ils évoquent la culpabilité de ne pas être en Ukraine, leur envie de repartir et ils s’accrochent en répétant comme un mantra qu’ils sont la voix de l’Ukraine et que personne ne peut dire que l’Ukraine n’existe pas.