On le répète depuis deux ans, le 7-Octobre a donné le feu vert à tous les antisémites de la planète –même ceux qui s’ignorent– pour se déchaîner et vomir leur haine sur les réseaux, sur les murs des villes, dans les écoles, dans les rues ou sur les campus. Cette situation est-elle réellement inédite ? Ne vivons-nous pas dans un monde qui n’a pas tellement changé ?
Avec la flambée des propos et actes antisémites depuis deux ans, journalistes et politiques semblent découvrir la lune : « Rendez-vous compte, les Juifs n’osent plus porter de kippa ou de signe religieux en rue ! » Mais, de mémoire de Belge, a-t-on réellement connu une époque où un Juif, autre qu’ultra-orthodoxe, osait porter une kippa en rue ? À la fréquence des propos haineux et des agressions, il est vrai que l’on sent qu’il y a eu une bascule, que des digues ont sauté.
Pour autant, cette haine n’est pas sortie de nulle part. Nous n’avons pas « changé de réalité ». Depuis bien longtemps déjà, les gardes des synagogues rappelaient aux fidèles quittant les lieux de retirer leur couvre-chef avant de sortir. Cela fait des décennies que toutes les entrées d’écoles juives sont gardées par des hommes en armes et des policiers, parfois même, des soldats. Des décennies que toutes les sorties d’écoles, de synagogues ou de bâtiments communautaires sont ponctuées de cet éternel écho nerveux devenu une évidence pour ses membres : « ne restez pas devant le bâtiment, s’il vous plaît ! » Une école confessionnelle de Bruxelles avait même dû conseiller à ses élèves d’éviter le métro, ou, du moins, la station la plus proche, car des bandes de jeunes du quartier guettaient les écoliers juifs pour les intimider ou les coincer sur les quais et les tabasser. Il y a plus de trente ans, déjà, en Belgique, un enfant juif était habitué à devoir franchir des portes pare-balles et des sas blindés avec caméras de surveillance, détecteurs et gardes armés avant d’aller à son cours de français ou de math du lundi matin. Il y a trente ans déjà, une école juive devait former ses élèves à plusieurs types d’alertes : alerte incendie, alerte à la bombe, alerte « attaque terroriste avec fusillade », etc.
Si l’on prend un peu de recul, tout cela est aberrant. Sur le papier, c’est même inacceptable, révoltant. Pourtant cela fait bien longtemps que cette liste affolante représente le quotidien de nombreux Juifs d’Europe. Une réalité qu’ils ont tout simplement intégrée : « c’est malheureux, mais c’est comme ça ». Il est devenu habituel et naturel que la vie d’un citoyen belge de confession juive soit entrecoupée de toutes ces mesures sécuritaires. Et il en va de même dans nos pays voisins. La situation à Gaza était-elle celle d’aujourd’hui ? Non. En revanche, les bus sautaient très régulièrement en Israël et il y avait eu, en 1980, l’attentat de la rue Copernic à Paris, et en 1982, ceux de la rue des Rosiers (toujours à Paris) et de la Grande Synagogue de Bruxelles. Si le contexte international n’était pas celui d’aujourd’hui, porter une Magen David en pendentif n’a vraisemblablement jamais paru être un geste sans risque ou anodin.
Le Juif est « l’ennemi le plus cool à détester »
On rétorquera, comme l’avait fait le réalisateur français Michel Hazanavicius en août 2024, dans une tribune du Monde, qu’aujourd’hui, l’antisémitisme est devenu tendance, que le Juif est « l’ennemi le plus cool à détester » et que c’est cela qui est terrible. Mais là encore, il est à noter que la « coolitude » de cette haine était en gestation depuis un moment dans nos contrées francophones. À l’apparition d’Alain Soral et au pétage de plomb de Dieudonné, l’antisémitisme était déjà redevenu attirant. Combien de jeunes, se croyant très malins, faisaient des quenelles il y a vingt ans déjà, en se déclarant « antisystème », alors qu’ils n’étaient qu’antisémites – ou complètement cons ?
Alors qu’est-ce qui a changé ? Ce qui a changé, au-delà de la désinvolture avec laquelle on traite le mal-être des Juifs, c’est que même en France, dans un pays qui a toute conscience du poids de l’antisémitisme puisque son histoire politique s’est forgée autour de l’affaire Dreyfus, un pays dont on aurait donc pu attendre plus de hauteur de vue et de décence qu’ailleurs, il ne se passe pas un jour sans qu’un député ne dérape avec un sous-entendu écœurant, et qu’il se trouve encore trop de monde pour excuser, voire justifier ces paroles rappelant furieusement les sorties fracassantes du père Le Pen.
Ce qui se joue actuellement, c’est l’ultime tentative, un peu partout dans le monde, de délégitimer à jamais la mémoire de la Shoah en comparant éhontément l’incomparable : d’une part, une guerre avec des otages, des roquettes, des bombes, des drones, des groupes terroristes armés, des soldats et trop de pertes civiles… et d’autre part, ce qui fut une industrialisation de la mise à mort, avec ses administrations, ses médecins étudiant et établissant les « profils juifs », ses trains, ses chambres à gaz et ses fours crématoires. De la même manière, c’est toute l’histoire du peuple juif et ses racines millénaires que l’on tente, méthodiquement, d’effacer, à coup de slogans chantés par des étudiants et manifestants décérébrés, à coup de déclarations mensongères et populistes. Le tout s’appuyant sur une bonne couche d’ignorance sur l’histoire du Moyen-Orient.
Et la responsabilité d’Israël alors ?
Il est évident qu’Israël n’est pas irréprochable. Il est évident qu’il y a tout un panel idéologique dans ce pays, comme dans toute nation, et que le danger d’emprise des plus radicaux sur l’appareil d’État doit être une préoccupation de chaque instant pour qui se soucie du sort d’Israël comme du sort des Palestiniens. Entre extrême-droite et délires messianistes, il y a de quoi se servir pour qui cherche à dénigrer la classe politique israélienne.
Mais même en admettant un instant le discours fou qui considère Israël comme le diable, même en faisant l’impasse sur l’admirable pluralisme qui existe dans ce pays, même en postulant un instant que cet État serait criminel et rien d’autre que criminel, on notera ici qu’aucune personne sensée n’oserait prétendre que le racisme est né avec l’apparition de Daesh et Boko Haram. Alors qu’a contrario, il semble évident pour certains que l’antisémitisme moderne a tout à voir avec Israël, et que si Israël disparaissait, la haine des Juifs disparaîtrait avec, ou perdrait, au minimum, sa légitimité. Et l’on touche ici à un élément de langage particulièrement pervers, qui revient quelle que soit l’époque ou la région du monde : l’antisémitisme est toujours « de la faute des Juifs » et jamais de celle des antisémites. Il y a une bonne raison à cela, c’est que c’est une haine qui se fait au nom du bien, de la légitime défense, ou de la défense des opprimés. Il est ainsi désormais courant d’entendre et de lire que la lutte contre l’antisémitisme serait une fausse lutte qui servirait à couvrir les crimes de l’État d’Israël en bâillonnant toute critique à son encontre.
« Je critique Israël tout le temps, mais il y a une obsession avec cet État. Si vous étiez un extraterrestre arrivant du fin fond de l’espace, vous penseriez que le plus grand oppresseur dans le monde, c’est ce petit État de la taille du New Jersey. »
Bari Weiss Tweet
Un reproche malhonnête, car il n’a jamais été question d’interdire de critiquer le gouvernement Netanyahou. Les Israéliens eux-mêmes le font sans arrêt, tout comme de nombreux Juifs de diaspora. Dans le documentaire sorti cet été, Tragic Awakening, l’auteur et journaliste américano-israélien Yossi Klein Halevi rappelle que ce n’est pas la critique d’Israël qui est antisémite, mais le refus de son droit à l’existence. Le film, réalisé par Wayne Kopping, s’intéresse à l’antisémitisme post-7-Octobre à travers le regard de Rawan Osman, militante libano-syrienne prônant la paix entre le monde arabe et Israël. Une réflexion de la journaliste américaine Bari Weiss y est également mise en exergue : « Je critique Israël tout le temps, mais il y a une obsession avec cet État. Si vous étiez un extraterrestre arrivant du fin fond de l’espace, vous penseriez que le plus grand oppresseur dans le monde, c’est ce petit État de la taille du New Jersey. »
« Quelle différence entre le bon et le mauvais antisémite ? »
L’antisémitisme n’est pas né le 7 octobre. Pas plus qu’à la création de l’État d’Israël. Et contrairement à ce que beaucoup aimeraient croire, il n’est pas uniquement le fait du monde chrétien et occidental ou de l’extrême-droite. Un antisémitisme « à l’ancienne » qui serait le seul à être déraisonnable, là où celui de gauche et celui du monde arabo-musulman seraient, eux, justifiés et compréhensibles : si la guerre s’arrêtait, ou si Israël cessait simplement d’exister, ces antisémitismes-là n’existeraient plus non plus, semble-t-on nous dire à demi-mot. Ce qui est parfaitement mensonger, car depuis que le monde est monde, les Juifs sont haïs au sein de tous les horizons politiques et religieux, sans exception.
En réalité, il n’y a qu’un seul antisémitisme. Ce qui change, ce sont les argumentaires avancés pour le justifier ou le masquer. Le sionisme et ses prétendus méfaits, la déchristianisation des sociétés modernes, l’appel d’air de migrants en Occident, la menace sur l’homogénéité de l’oumma, … Tout cela, c’est l’outillage, le carburant. Mais, aujourd’hui comme hier, quel que soit le siècle, le pays, la religion dominante ou le camp politique, il y a une constante : celle de toujours présenter la chasse aux Juifs comme conséquence logique du mal supposé que ceux-ci feraient au monde.






