Le procès du mâle blanc ashkénaze

Frédérique Schillo
Le nouveau programme d’études universitaires sur les cultures juives orientales, véritable révolution culturelle, témoigne d’une crise identitaire en Israël, qui se traduit souvent par une violente bataille de mémoires et un procès contre « l’élite blanche ashkénaze ».
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C’est une révolution dans le monde universitaire. Pour la première fois cette année, des programmes sur les communautés juives orientales ont ouvert au niveau du master dans trois des sept universités israéliennes (Bar Ilan, Ben Gourion, et l’Université hébraïque de Jérusalem) après que le Conseil de l’enseignement supérieur a reconnu en février 2022 leur étude comme disciple à part entière. Une façon de « réparer une injustice historique », estiment ses membres.

Jusqu’à présent, les communautés originaires d’Espagne (Sépharades), d’Afrique du nord et du Moyen-Orient (Mizrahim) étaient négligées au profit de celles venues des pays chrétiens d’Europe (Ashkénazes). Si 58% des Israéliens connaissent la Nuit de cristal selon un récent sondage, seuls 7% sont capables d’identifier le Fahroud, un pogrome irakien de 1941. En outre, ces communautés orientales étaient données à voir sans profondeur historique et détachées de leur terrain. « Même les kabbalistes d’Espagne étaient étudiés hors-sol, déracinés de leur culture orientale arabe », nous explique la philosophe Haviva Pedaya, directrice de la chaire d’études sépharades à l’université Ben Gourion, en charge du Conseil de l’enseignement supérieur pour la promotion des études sur l’identité sépharade et mizrahi, à l’origine de la réforme.

« Il devenait nécessaire de changer entièrement de perspective, en se plaçant dans le temps long de l’Histoire au sens où l’envisageait Fernand Braudel. » Une longue durée qui implique selon elle de rompre avec le cadre officiel israélien pour mieux le dépasser : « Il faut aller plus loin que le narratif qui fait commencer l’histoire d’Israël au 19e siècle avec la naissance du sionisme chez les Juifs d’Europe ».

Repenser l’éthos juif

Pour la chercheuse, cet européocentrisme oriente toujours la société israélienne. Il influence la littérature, dicte le contenu des manuels scolaires et forge les mentalités. Le nouveau programme entend élargir les champs d’études comme les horizons culturels. Après sa généralisation à l’ensemble de l’Université, la prochaine étape sera de promouvoir l’interdisciplinarité. « L’idée est de ne plus étudier la pensée de Spinoza sans l’histoire du Portugal ou encore d’entremêler la géographie de la Méditerranée et la musique », détaille celle qui compte parmi les fondateurs de la « Révolution piyyut » pour réhabiliter la liturgie juive sépharade.

Le chantier est titanesque. Il apparaît aussi ambitieux, voire plus, que celui des « nouveaux historiens » qui avaient révolutionné l’historiographie israélienne au tournant des années 1990. D’une certaine façon, il poursuit leurs traces. En accédant à des fonds d’archives inédits, les premiers avaient remis en cause les mythes fondateurs d’Israël, ébranlé l’establishment sioniste socialiste et brisé au passage plusieurs tabous concernant l’exode palestinien ou la façon par exemple dont les sabras avaient accueilli les rescapés de la Shoah. De même, l’étude des cultures juives orientales, en démultipliant les sources et les aires de recherches, entend déconstruire le roman national israélien.

Sauf que la démarche est cette fois résolument post-sioniste. Il s’agit de se débarrasser du carcan « colonial » européen de la construction d’Israël, balancer les œillères du « nouvel homme hébreu », contraint d’oublier la vie en Diaspora, pour enfin embrasser 2.000 ans d’histoire juive. Cela ne vise rien moins qu’à refonder une identité israélienne rediasporisée et rejudaïsée ; autrement dit à réinventer l’ethos juif. « Dans 30 ans, j’espère que ce projet aura apporté une grande contribution non seulement à la culture mizrahi mais au monde juif en général », nous confie Haviva Pedaya.

Etat profond ashkénaze

Le procès se poursuit de nos jours, les Ashkénazes étant accusés de continuer à dominer et invisibiliser les mizrahim pour mieux jouir de leur privilège blanc. Comme si l’Etat d’Israël en était encore à ses débuts, lorsque l’élite ashkénaze travailliste a accueilli – souvent très mal il est vrai – les Juifs expulsés des pays arabes. Comme si la victoire en 1977 de Menahem Begin, porte-voix des classes populaires d’origine orientale, n’avait pas abouti au « renversement » du « premier Israël ». Et comme si rien n’avait rien été fait depuis pour le « second Israël » dont Netanyahou s’érige pourtant en champion.

A en croire le célèbre journaliste Avishay Ben-Haïm, auteur de Second Israël, les 16 années passées par Bibi au pouvoir, dont 12 consécutives (de 2009 à 2021), sont insuffisantes pour lui permettre de corriger les discriminations.

« Même si les Ashkénazes constituent 30% des citoyens israéliens, ils contrôlent le pouvoir et les privilèges de l’Etat »

La faute à un soi-disant Etat profond ashkénaze qui saperait son influence. Preuve ultime : son procès pour corruption, fraude et abus de confiance serait « la tentative de priver le Second Israël d’un rôle dans le jeu démocratique ».

« Même si les Ashkénazes constituent 30% des citoyens israéliens, ils contrôlent le pouvoir et les privilèges de l’Etat » renchérit la professeure américaine Smadar Lavie. Son dernier ouvrage consacré aux « mères célibataires mizrahi et la torture bureaucratique » s’inscrit dans une veine woke qui revient souvent à additionner les minorités de genre, de religion, de classe et de race (le terme est revendiqué comme tel) comme autant de millefeuilles victimaires. Etant entendu que les Ashkénazes ne connaissent ni la pauvreté, ni l’exclusion, ni le traumatisme de la Shoah.

« Les Mizrahim ont pris le contrôle d’Israël »

Pourtant, les mizrahim ne se posent pas en victimes. La plupart rejettent les vieux clichés éculés. « Mizrahim et Ashkénazes, c’était il y a 50 ans. Ce n’est pas pertinent aujourd’hui !» souligne l’ancien chef du Bureau national des statistiques, Danny Pfefferman à la chercheuse Sigal Nagar-Ron, laquelle a depuis obtenu avec d’autres le retour des statistiques ethniques.

En réalité, « l’identité mizrahi est aujourd’hui dominante dans la société israélienne », fait remarquer dans Haaretz le sociologue Guy Abutbul-Selinger. Il est vrai que des Juifs orientaux occupent depuis longtemps les plus hautes fonctions de l’Etat (Yitzhak Navon, Moshe Katsav), de partis (Avi Gabbay et Amir Peretz pour ne citer que les travaillistes), et de l’armée (Moshe Levi, Shaul Mofaz, Dan Halutz, Gadi Eizenkot). La culture israélienne est méditerranéenne. Sur les ondes, la musique orientale a supplanté les balades ashkénazes. « L’identité ashkénaze est toujours hégémonique dans le milieu universitaire et sur le marché du travail. », précise Abutbul-Selinger, mais « les mizrahim aujourd’hui ne sont pas des victimes, c’est un groupe dominant et, en votant pour le Likoud, ils ont pris le contrôle d’Israël ». L’argument fait mouche. Cependant, Haviva Pedaya dénonce l’approche exclusivement sociologique du chercheur : « Cela voudrait dire que puisque les Mizrahim comblent les différences socio-économiques, ils n’auraient plus de raison de se plaindre. Or c’est faux. Tant qu’ils n’auront pas recouvré leurs racines, leur histoire, leur identité, ils continueront de se sentir exclus ».

Et d’annoncer une conférence à l’Institut Ben-Zvi de Jérusalem en juin avec la publication d’un ouvrage collectif sur l’histoire et la littérature des Juifs mizrahim. Sans esprit de revanche, insiste-t-elle : « Il faut combler les lacunes pour mieux inclure l’Ouest et l’Est, les Juifs du monde chrétien et ceux du monde musulman. Cela deviendra notre force et non

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Frédérique Schillo
Frédérique Schillo
Historienne, spécialiste d’Israël et des relations internationales. Docteur en histoire contemporaine de Sciences Po Paris