Regards n°1093

Le syndrome de Bar Kokhba

Notre monde n’est plus. D’Est en Ouest. Du Nord au Sud. Comme au temps de la guerre dite froide, nous nous retrouvons plongés dans un conflit civilisationnel qui oppose des régimes totalitaires à des démocraties, les nôtres, certes imparfaites, mais irremplaçables. Oui, nous vivons une guerre de civilisation, un conflit de valeurs : à suivre, en effet, Vladimir Soloviev, le propagandiste en chef de la télévision russe, l’opération spéciale contre l’Ukraine ne serait qu’une « contre-attaque » lancée en réponse au « génocide » de ceux qui refusent les valeurs LGBT-nazies-transgenre. L’Union européenne savamment rebaptisée « Gayropa » n’entend-elle pas imposer ses mœurs sexuelles décadentes à la Sainte Russie ?

Hélas, contrairement à ce que d’aucuns pourraient croire, cette fracture, peut-être fatale, n’est pas seulement d’ordre géopolitique. Elle est aussi politique pour frapper aussi nos sociétés en interne. Ces dernières années, en effet, on constate à l’intérieur même de nos systèmes politiques une forte poussée de mouvements populistes, de droite comme de gauche qui, sans se concerter pour autant, se rejoignent sur une égale volonté de restreindre l’Etat de droit, d’annuler les opposants, de limiter la liberté d’expression, de réduire les droits des minorités, ici ethniques et sexuelles, là culturelles et politiques. Si la fracture entre souverainistes et européistes est particulièrement visible en Europe centrale et orientale, elle n’en est pas moins réelle au sein même des Etats fondateurs de l’Europe. Ici, aussi, tout comme dans les années Trente, des partis extrémistes n’ont de cesse de saper les fondements de la démocratie libérale. Pour preuve, la fascination qu’exercent les « traits de caractère » fondamentaux du poutinisme tant à l’extrême droite (cf. VB, VOX, RN) qu’à l’extrême gauche (cf. Die Linke, PTB, LFI). On se souviendra qu’en mars 2015, Jean-Luc Mélenchon avait traité l’opposant Boris Nemtsov de « voyou politique », juste… après son exécution par balles à quelques mètres de la place Rouge. Aucune société occidentale n’échappe donc à cette nouvelle kulturkampf aux allures de guerre civile. Aucun peuple, aucun pays n’est épargné par cette fracture entre Anciens et Modernes. Pas moins l’Etat d’Israël que la Hongrie. Pas moins les Juifs que les Français. Sinon davantage. Comme oublier que les chantres de l’illibéralisme que sont les Zemmour, Soloviev et Ben Gvir ne sont pas moins juifs que les apôtres de l’ouverture que sont Raphaël Glucksman, BHL ou encore Zelenski.

En Israël aussi des leaders d’extrême droite s’ingénient à esquisser, à la suite de Bolsonaro, Trump, Orban ou encore Poutine, les contours d’un programme de contre-révolution civilisationnelle que l’on pourrait résumer par le triptyque poutinien de « Famille, Patrie, Religion ». Cet agenda politico-religieux que Ben Gvir, Smotrich et Cie s’apprêtent à imposer aux Israéliens, si nécessaire par la contrainte, a de quoi interroger tout Juif attaché à la survie du seul Etat juif de notre planète. Comment ignorer, en effet, que l’alliance du religieux et du politique s’est toujours révélée néfaste, sinon catastrophique pour le peuple juif, et ce, à la rare exception de la séquence maccabéenne. Pensez aux rêves fous des zélotes de la Première révolte contre Rome. Sous le couvert de la Providence divine, ces Juifs messianiques pensaient sincèrement pouvoir vaincre l’empire le plus puissant jamais constitué dans notre aire civilisationnelle. Mal leur a pris. Les conséquences de leur révolte furent désastreuses et ce, « sur près de 60 générations » comme le souligna fort justement, en 1896, Théodor Herzl, le très laïque inventeur du sionisme politique lors d’un discours prononcé à Vienne. On ne le sait que trop, la Seconde révolte, celle de Simon Bar Kokhba, eut des conséquences bien plus délétères encore ; Rome décidant notamment de rebaptiser la Judée du nom de ses pires ennemis, les Philistins. Qu’on se le dise, le messianisme, de Bar Kokhba à Sabbatai Tzvi, constitue pour les Juifs une arme d’autodestruction massive. C’est aussi ce que tenta de rappeler dès les années 1980, Yehoshafat Harkabi, un ancien chef du renseignement militaire israélien, alors professeur en relations internationales de l’Université Hébraïque de Jérusalem. Inquiet de la montée de l’irrationalisme religieux, ce spécialiste du monde arabe publia en 1980 un brûlot dénonçant précisément ce qu’il qualifiait de « Syndrome Bar Kokhba ». A ses yeux, le « héros » de la Seconde révolte contre Rome n’était qu’un nationaliste irresponsable pour avoir entraîné les Judéens dans un « suicide national ».

Or, il se trouve aujourd’hui en Israël des hommes politiques pétris des mêmes rêves nationalistes et millénaristes, bref des épigones de ces zélotes suicidaires en quête du Grand Soir. Ces exaltés du Troisième temple devraient y réfléchir à deux fois. S’il est possible que Dieu existe et qu’il ait tissé une relation spéciale avec le peuple juif, il est en revanche certain que cette relation est des plus paradoxales. Comment nier, en effet, que la Providence s’est toujours refusée aux Juifs, surtout aux pires moments de leur histoire. Où donc était Hashem au moment de la destruction des Royaumes d’Israël (-720) et de Judah (-586), de la destruction du Second Temple (70), de la seconde révolte (135) et surtout de la Shoah ? Tout « élus » ou « choisis » que nous serions, il paraît périlleux au regard de notre expérience historique de compter sur une intervention divine « last minute ». L’histoire tourmentée du peuple juif en appelle à la raison plutôt qu’à la passion, à la prudence plutôt qu’à l’exaltation. Au risque d’une énième catastrophe annoncée.

Écrit par : Joel Kotek
Politologue et historien
joel kotek

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