Comment comprendre la vie et l’œuvre de Bob Dylan ? Dans Bob Dylan, Modern Times (Éditions Le mot et le reste), Yves Bigot se fait le brillant exégète du songwriter américain.
Robert Allen Zimmerman à la ville, Bob Dylan à la scène. Plus qu’un alias, une réinvention. Plus qu’une réinvention, mille révolutions ! D’albums en tournées, de mois en années, Dylan aura réussi à changer d’apparence, de voix, d’écriture, de registre, de sonorité, de thème et d’identité comme aucun autre artiste n’a su le faire dans l’histoire de la musique. L’empreinte de cet artiste majeur, le plus grand songwriter du XXe siècle, ne cesse d’être analysée et disséquée par les spécialistes d’une discipline désormais quasi universitaire : la dylanologie. Parmi ses fins connaisseurs, Yves Bigot semble voler au-dessus de la mêlée. D’abord journaliste, cette légende de la presse rock dirigea successivement les antennes de France 2, RTL, la RTBF et TV5MONDE. Désormais président de la Fondation des Alliances Françaises, notre homme s’est mis en tête d’écrire un livre définitif sur son idole. Plus qu’un simple fan, Yves Bigot est devenu, au fil du temps, un exégète de l’œuvre dense, touffue et parfois obscure de Dylan.
Pour les fidèles de longue date comme pour les nouveaux convertis, son nouveau livre, Bob Dylan, Modern Times semble incontournable. « Il est l’auteur le plus profond, le plus complexe, le plus important de sa génération. Performatif, tant il a changé la perception du monde et de l’existence, ses textes iconiques créant un réseau d’idées et d’images partagées autour du monde, réinventant et vivifiant le langage, essayant de trouver les mots pour dire ce que les mots ne savaient pas exprimer, sondant sans cesse la condition humaine. » Pour cette raison et pour son œuvre grandiose, le « Bard » fut lauréat, en 2016, du Prix Nobel de Littérature. Ce faisant, il devint le premier musicien à recevoir cette distinction prestigieuse. « S’il est toujours un sujet de fascination », reprend Bigot, « c’est que ses chansons sont en prise directe avec l’inconscient collectif de l’Occident, avec sa civilisation, d’Homère à la Bible en passant par le blues, le folk, l’Antiquité et la Beat Generation. Depuis les années soixante, Bob Dylan ne s’est pas seulement contenté, dans ses albums et lors de ses concerts, de réunir Elvis et Shakespeare, les Beatles et Rimbaud, le rock et la poésie, la chanson et la littérature, il a aussi inventé des images et des aphorismes qui ont transcendé l’expression du XXe siècle. »
Shakespeare et Moïse à la fois
Cet apport de Bob Dylan à la littérature, à la politique et à la culture, Bigot le dissèque au moyen d’explications de textes (procédé très talmudique dans la méthode), d’anecdotes, de zooms sur les moments clés de la carrière du principal intéressé, donnant ainsi au livre une richesse rare. « L’une des principales caractéristiques de Dylan, c’est qu’il retourne toujours aux sources, aux racines, au passé, que ce soit à travers le folk, la country, le rock(abilly), le blues, le Great American Songbook, les poètes, les philosophes et les écrivains, les Écritures. Comme Shakespeare, ou plutôt ce qu’il nous en reste, Dylan n’est pas ‘‘de son temps’’. Il est éternel, tout en étant on ne peut plus essentiel en temps réel, comme le démontraient encore Murder Most Foul et Key West. » Revenir au passé pour mieux avancer. Réécrire ses racines, son essence. Les sublimer. Se déplacer, aussi, sans cesse. Lancé depuis des décennies dans un Never Ending Tour aux allures de réécriture rock’n’roll du mythe du Juif errant, tout chez Dylan conduit, d’une manière ou d’une autre, aux racines juives. Là encore, Bigot se fait l’écho de ce profond tourment intime : « Robert Allen Zimmerman est venu au monde dans une famille juive originaire d’Odessa (son grand-père musicien de rue, Zigman Zimmerman, et sa femme Anna Chana Greenstein) et de Lituanie, puis d’Ukraine (son grand-père Benjamin Solemovitz, dit Stone, et sa grand-mère Florence Edelstein), fuyant les pogroms d’Europe de l’Est respectivement jusqu’à Duluth et à Hibbing, Minnesota, via New York pour les premiers, Montréal et Sault Sainte-Marie pour les seconds. Il y est élevé dans le judaïsme le plus strict. Son nom juif est Shabtai Zisel ben Avraham. Il fait sa bar-mitzvah. À ses amis, il va cacher sa judéité, sans doute parce qu’elle l’écarte de la mythologie américaine dans laquelle il tient à s’ancrer, celle du blues, du rock’n’roll et de la country comme des westerns hollywoodiens. À Hibbing, son premier amour, Echo Helstrom, voulait lui demander s’il était Juif. John Bucklen, le meilleur ami de Bob, le lui déconseille aussitôt : ‘‘Ne lui demande jamais ça. Il déteste en parler’’. » De manière assez intrigante pourtant, toute son œuvre, même quand elle semble se perdre en chemin, tourne autour de la question. Même les prophètes ont leurs paradoxes.