Le musée juif de Munich montre la centralité de la Shoah dans les œuvres d’artistes de la troisième génération.
La première mention d’un Juif à Munich date de 1229. En 1285, une accusation de meurtre rituel provoque un pogrom, répété durant la Peste Noire. En 1442, le duc Albrecht III expulse les Juifs de Munich. Au début du 19e siècle, les Juifs obtiennent le droit de résidence permanente. La grande synagogue, construite en 1887 au cœur de la ville, manifeste l’essor du judaïsme libéral. En 1910, Munich compte 11.000 Juifs, soit 2,5 % de la population. La grande synagogue est détruite en juin 1938 sur ordre de Hitler. Après-guerre, les camps de personnes déplacées (DP) accueillent à Munich des milliers de survivants. Avec l’afflux de Juifs de l’ex-URSS, Munich devient la seconde communauté juive d’Allemagne. Le Jüdisches Zentrum Jakobsplatz, affirme cette présence au centre-ville : synagogue Ohel Jakob, centre communautaire et musée juif.
Le projet d’un musée juif remonte à 1928. En 1989, le galeriste Richard Grimm ouvre un petit musée juif privé, noyau d’un vaste projet, menant à l’inauguration du musée municipal en 2007. Au sous-sol du musée, dans l’exposition permanente, les installations « Voix_Lieux_Images » localisent la culture et l’histoire juives : le visiteur entend des témoignages de Juifs arrivés à Munich depuis 1800, est invité à identifier et localiser des institutions et personnalités de l’histoire juive munichoise, découvre les fêtes et rites de passage, s’interroge sur la notion d’objet dans ce musée et les fonctions de cette l’institution. Une bande dessinée de Jordan B. Gorfinkel y décrit avec humour le renouveau juif.
Postmémoire
Les étages, réservés aux expositions temporaires, accueillent « La Troisième Génération. La Shoah dans la mémoire familiale », exposition crée au Musée juif de Vienne et enrichie à Munich. Alors que disparaissent les témoins directs de la Shoah, quelle sont les approches artistiques face à cet héritage traumatique, réactivé par le pogrom du 7 octobre ? « La Troisième Génération » questionne la façon dont la mémoire transgénérationnelle de la Shoah continue à marquer la vie des descendants des survivants, à travers la diversité des œuvres qu’elle inspire. Marianne Hirsch, (The Generation of Postmemory, Writing and Visual Culture after the Holocaust, New York, Columbia University Press, 2012) a utilisé le terme de « postmémoire » pour décrire la relation que la « génération d’après » entretient avec les traumatismes des survivants, transmis si profondément qu’ils constituent une mémoire à part entière, présente aussi chez les artistes de la troisième génération.
Le concept de « double mur du silence », élaboré par Dan Bar-On, désigne le silence qui entoure l’expérience des survivants.
Exposition : « La Troisième Génération. La Shoah dans la mémoire familiale »
Jusqu’au 1er mars 2026 ; Musée juif de Munich, St.-Jakobs-Platz 16
De mardi à dimanche 10h -18h
Le silence des survivants, s’explique par la souffrance indicible, le sentiment de culpabilité d’avoir survécu, et surtout la volonté de protéger leurs enfants et reconstruire une vie « normale ». Au silence du survivant s’ajoute celui des enfants qui perçoivent la douleur des parents et n’osent pas poser de questions. La société, après 1945, valorise la force, la reconstruction et n’intègre pas la mémoire de la Shoah au récit national sur la Deuxième guerre mondiale. Dans ce silence, les traumatismes se sont transmis de façon implicite, parfois somatique, aux générations de la postmémoire dont l’art tente d’assembler les morceaux de la mémoire familiale et de rendre visibles les silences.
Parmi la trentaine d’artistes plasticiens et vidéastes de l’exposition, citons des travaux emblématiques Associant peinture et traces photographiques, Bracha L. Ettinger relie le mythe d’Eurydice à la mémoire des disparus. Dans son autobiographie I Want You to Know We’re Still Here, Esther Safran Foer, fille de survivants, relate sa découverte d’une sœur victime de la Shoah, née d’un premier mariage de son père. Elle ramène d’Ukraine ses « pots de mémoire », remplis de terre, pierres, etc. provenant de lieux associés à des parents disparus. Helena Czernek et Aleksander Prugar parcourent la Pologne à la recherche de traces de mezouza dont ils moulent l’empreinte, ensuite coulée en bronze. Géolocalisée et documentée, la pierre qui portait la mezouza témoigne : Mezuzah from this house est un modèle de mémoire active, de présence dans l’absence.
Peut-être Esther (2014) de Katja Petrowskaja, écrivaine et artiste, retrace le parcours de son arrière-grand‑mère, tuée à Babi Yar, mais dont le prénom, Esther, est incertain ; d’où le « peut‑être » du titre. Elle explore les silences de sa mémoire familiale de la Shoah, occultée par l’histoire soviétique. Avec le papier de pages d’épreuves du livre, Katja assemble une chaîne, évoquant la révolte de ceux qui « n’ont rien à perdre que leurs chaînes » : la longue chaîne humaine pour l’indépendance des pays baltes et l’Euromaïdan ! Noa Arad Yairi, artiste de la troisième génération, confronte le passé au présent dans la série October 2023 : téléphone à l’oreille, le sujet se couvre le visage de la main, geste d’effroi face aux nouvelles horribles qui réactivent la mémoire de la Shoah.
Ilana Lewitan, munichoise, expose trois peintures à l’huile de forêts de bouleaux : nature paisible ou paysage de la Shoah ? Sa mère a partagé son expérience du ghetto de Varsovie, son père n’a jamais parlé. Lieu sans nom de Valérie Leray, photographie des paysages d’aspect anodins. Ces « non‑lieux » témoignent de la persécution des Rom et Sinti, dont son arrière‑grand‑père, interné par le régime de Vichy.
Des œuvres touchent au corps comme support de mémoire, telle la série de Marina Vainshtein, Tattooed Body (1998) : photos noir et blanc du torse nu de l’artiste, tatouée de symboles liés à la Shoah. Dans I Am My Family, Rafael Goldchain, photographe canadien, incarne ses ancêtres dans des autoportraits soigneusement mis en scène et redonne visage à ces disparus.
Hériter d’une mémoire qu’on n’a pas vécue
Héritage, roman graphique de Rutu Modan mêle histoire familiale, quête identitaire et mémoire collective à travers le voyage d’une jeune femme qui accompagne son grand-père en Pologne pour récupérer une propriété familiale spoliée. Dans Plunder: A Memoir of Family Property and Nazi Treasure, Menachem Kaiser relate avec ironie sa quête pour récupérer un immeuble de son grand-père paternel, survivant de la Shoah, à Sosnowiec, en Haute-Silésie. Les photos de Jason Francisco documentent « l’heureuse rencontre » de Kaiser avec les habitants actuels de la maison spoliée. Récit hybride, Plunder interroge ce que signifie hériter d’une mémoire qu’on n’a pas vécue.
Certains objets exposés par des membres de la troisième génération remontent à la Shoah et appartenaient à des ancêtres disparus dont ils évoquent la mémoire dans une démarche à la fois documentaire et artistique. L’exposition montre aussi des extraits de films, tel le documentaire israélien Six Million and One (2011) de David Fisher. Le journal intime de son père, Joseph Fisher est découvert après sa mort. David le lit et convainc ses frères et sœurs de l’accompagner dans un voyage à travers le passé paternel, en Autriche… Bref, la variété d’approches esthétiques et thématiques de cette exposition d’œuvres d’artistes des deuxième et troisième générations témoigne de l’actualité et de la centralité de la Shoah en art contemporain.






