09/09/2025
Regards n°1118

Moïsche Postone et les dérives antisémites de l’anticapitalisme

Figure singulière de la pensée critique, Moïshe Postone a renouvelé la lecture de Marx en y intégrant une analyse inédite de l’antisémitisme moderne. Il dénonce un anticapitalisme « fétichisé » qui confond la domination abstraite du capital avec la figure fantasmée du Juif. Sa réflexion éclaire autant l’extrême droite que certaines dérives de gauche, où l’antisémitisme se pare d’atours pseudo-émancipateurs. Une pensée exigeante, d’une actualité brûlante face aux discours antisémites contemporains.

Moïshe Postone, né en 1942, est un théoricien majeur du capitalisme, spécialiste de Marx. Historien, également spécialiste de l’histoire juive et de l’antisémitisme, il fut professeur au département d’histoire et d’études juives de l’université de Chicago. Issu d’un père immigré de Lituanie au Canada en 1939, et d’une mère immigrée d’Ukraine, l’éducation de Postone est imprégnée de culture juive, fréquentant même une yeshiva dès l’âge de 13 ans.

Au moment où il commence à étudier Marx, sa conscience de l’antisémitisme lui permet d’exercer un regard critique sur les dérapages évidents du philosophe allemand, auteur de La Question juive (1843). Il gardera ce regard sur l’œuvre de Marx, aboutissant à une pensée particulièrement originale dont on s’étonne qu’elle n’ait pas plus de retentissement auprès de nos élites intellectuelles, malgré le lien qu’elle entretient avec celle de Hannah Arendt, dont il suivit les cours sur Hegel et Marx au milieu des années 1960, à l’université de Chicago.

Dans le contexte de la guerre du Vietnam, à la fin des années 1960, Postone prend activement part à la mobilisation sur le campus de son université et crée un groupe dévolu à l’étude de Hegel et Marx, pour se munir d’outils théoriques pour mieux comprendre le présent. Après un passage à Munich, il soutient une thèse à l’université de Francfort dans les années 1970. Proche de ceux qui poursuivent l’entreprise critique de l’École de Francfort, et enrichi de l’enseignement d’Arendt, l’antisémitisme devient un thème prépondérant dans sa pensée. Très vite, il y perçoit une variante du fétiche au sens de Marx, à savoir « une vision globale du monde (singulièrement trompeuse, évidemment) qui explique en apparence différents types de mécontentement anticapitaliste et leur donne une expression politique. » comme expliqué dans Marx, par-delà le marxisme. Repenser une théorie critique du capitalisme, Crise & Critique, 2023.

Réponse pseudo-émancipatrice

L’un des points centraux de la recherche de Postone (paru dans Moishe Postone, Critique du fétiche-capital, PUF, 2013). concerne « une meilleure compréhension de la spécificité de l’antisémitisme moderne comme réponse fétichiste et pseudo-émancipatrice au mal-être dans le capitalisme »comme l’écrit Clément Homs dans sa préface de l’ouvrage Marx, par-delà le marxisme. Dans son article Antisémitisme et national-socialisme, Postone se concentre plus particulièrement sur l’antisémitisme moderne et contemporain, qui culmine avec l’apparition du nazisme, qu’il analyse au regard d’un cadre général commun qu’est le capitalisme. Il montre en effet que l’antisémitisme moderne est très différent de la plupart des formes de racisme et de l’antisémitisme chrétien (issu d’une longue tradition d’antijudaïsme contre le peuple déicide qui a tué Jésus), en ce qu’il se caractérise par l’idée d’une conspiration mondiale, d’un pouvoir global invisible. Il analyse cette singularité de l’antisémitisme moderne par rapport à la dualité marxienne entre travail et valeur.

Le marxisme traditionnel conçoit la domination capitaliste comme étant celle d’une classe sociale sur une autre, à partir de l’exploitation. Postone observe que le principe funeste à la base de ce raisonnement tient à la personnification des rapports sociaux. Le capitalisme, selon ce marxisme primitif, ne serait pas cette machine impersonnelle et abstraite que Marx avait pourtant lui-même qualifiée de sujet-automate, mais l’opposition de l’argent au travail à travers l’affrontement concret de groupes humains supposés incarner ces forces. La thèse centrale de Postone est qu’il existe un anticapitalisme fétichisé – c’est-à-dire utilisant les catégories théoriques de la vision du monde capitaliste – qui ne critique pas le processus capitaliste en son essence c’est-à-dire la constitution du travail en travail abstrait s’agglomérant avec le capital pour produire toujours plus de valeur, mais comme une séparation entre les deux composantes de ce processus, à savoir le travail d’un côté et le capital de l’autre, au terme de laquelle le travail apparaît comme l’aspect concret, positif et valorisé, alors que le capital est l’aspect abstrait, négatif et à combattre. Autrement dit, dans cette conception, l’anticapitalisme prend parti pour l’un des termes afin de combattre l’autre. Lorsqu’on incarne les deux composantes opposées dans des segments de la société définis en termes ethniques, voire biologiques, la figure du Juif est convoquée pour incarner le versant du capital, et au-delà, tout ce à quoi on associe le qualificatif de non directement productif au sein de la société, à savoir en premier lieu celle de l’intellectuel. Les caractéristiques que l’antisémitisme discerne chez les Juifs, sont les mêmes que celles concernant la valeur : abstraction, invisibilité, automatisme, domination impersonnelle.

L’image fétichiste du rapport de production capitaliste s’organise ainsi autour du couple formé par le producteur et le parasite. Cette image n’est pas sans rappeler la terminologie nazie qui qualifiait les Juifs de poux, utilisant les fours crématoires à titre « prophylactique ». C’est aussi une part de la rhétorique actuelle de l’extrême droite, qui se garde de cibler trop ouvertement la figure du Juif, mais s’en prend aux soi-disant improductifs, assistés, dépendants, et parasites, auxquels elle joint bien sûr intellectuels et migrants et peut s’afficher à peu de frais comme une défenseuse des droits des travailleurs.

Le mythe de l’immense pouvoir des Juifs

On comprend que ces réflexions vont au-delà du nazisme, pour étudier aussi l’antisémitisme émanant de certaines tendances de gauche. Dans un entretien publié dans le journal britannique Solidarity en 2010, traduit de l’anglais et disponible sur https://www.palim-psao.fr, intitulé Le sionisme, l’antisémitisme et la gauche[1], Postone relève l’antisémitisme présente un danger particulier, pour la gauche dès lors que, vu au travers du prisme d’un anticapitalisme ainsi dévoyé, selon lequel les Juifs constitueraient une sorte de pouvoir universel immensément puissant, abstrait et insaisissable qui domine le monde, l’antisémitisme peut se dissimuler derrière une dimension pseudo-émancipatrice, associée à une critique de la modernité capitaliste, que les autres formes de racisme n’ont pas. La pensée antisémite moderne exprimée par certains courants de gauche est effectivement caractérisée par le mythe de l’immense pouvoir d’envergure planétaire prêté aux Juifs.

Autrement dit, dans cette conception biaisée de l’anticapitalisme, selon Postone « le mystérieux pouvoir du capital, impalpable, planétaire, qui ravage les nations, les régions du monde, la vie des gens, est mis sur le compte des Juifs. La domination abstraite du capitalisme est personnifiée par les Juifs. L’antisémitisme est une révolte contre le capital mondialisé, mais une révolte qui confond celui-ci avec les Juifs. » C’est ainsi que contrairement aux autres formes de racisme, qui représentent rarement un danger pour la gauche, la dimension pseudo émancipatrice de l’antisémitisme prétend se présenter sous les atours du progressisme et de l’anti-impérialisme.

Postone procède également à une analyse critique l’évolution de l’anti-impérialisme qui ne manque pas de résonner avec l’actualité. Selon lui, cette évolution se caractérise par deux époques : l’anti-impérialisme de la guerre froide et celui que nous connaissons aujourd’hui, qui prend le parti notamment de l’islam politique parce qu’il y voit un contre-pouvoir face à l’hégémonie américaine. Selon lui, les différences entre ces deux moments de l’anti-impérialisme résident dans le fait que l’ancienne forme d’antiaméricanisme était reliée à un soutien aux révolutions communistes vietnamienne, cubaine, etc. et se voulait en faveur d’un projet d’émancipation ;les critiques portées contre les Etats-Unis ne visaient pas seulement leur puissance mais aussi, plus concrètement, le fait que leur politique empêchait l’émergence d’un ordre social vu comme plus progressiste dans certains pays tels que le Vietnam ou Cuba.

À l’heure actuelle, les tendances qui se réclament d’une solidarité avec le Hezbollah ou le Hamas ne peuvent prétendre que ces mouvements visent un ordre social émancipateur. Au mieux, il y a là, selon Postone, « une réification orientaliste des Arabes et/ou des musulmans en tant qu’Autre, réification à travers laquelle l’Autre, cette fois, est affirmé positivement. C’est là encore un signe d’impuissance historique de la part de la gauche, l’incapacité à produire la moindre image de ce à quoi un avenir post-capitaliste pourrait ressembler. N’ayant aucune vision du post-capitalisme, beaucoup se contentent du concept réifié de ‘‘résistance’’ en guise de projet de transformation. Tout ce qui ‘’résiste’’ aux États-Unis est regardé positivement. » L’une des circonstances qui rendaient la vision bipolaire si séduisante est, selon Postone, le fait que les communistes occidentaux étaient généralement des hommes et des femmes très progressistes – et souvent aussi très courageux – qui se donnaient du mal pour créer une société plus humaine et progressiste ; « ces gens étaient instrumentalisés, mais, à cause de ces deux visages du communisme, certains avaient beaucoup de difficultés à s’en rendre compte. » (Martin Thomas, « Zionism, anti-semitism and the left » an interview with Moishe Postone, Solidarity« 3/166, 4 février 2010)

Voir des aspects progressistes dans la révolution des mollahs

Quelle que soit l’époque, cette division de la planète en deux camps produit des effets délétères pour la gauche, en ce qu’elle se pose en miroir inversé des nationalistes occidentaux, dès lors que des militants de gauche deviennent des nationalistes de l’autre camp : « La plupart – même s’il y a eu des exceptions notables – ne tarissaient pas d’éloges à l’égard de tout ce qui se passait dans les pays communistes. Leur regard critique avait perdu toute acuité. Au lieu de créer une forme d’internationalisme à même de critiquer tous les rapports existants, la gauche s’est mise à soutenir l’un des deux camps dans une nouvelle version du Grand Jeu. Cela a eu des effets catastrophiques sur ses facultés critiques – et pas seulement dans le cas des communistes. Que Michel Foucault soit allé en Iran et ait vu dans la révolution des mollahs des aspects progressistes confine à l’absurde. »

A travers ces réflexions, Postone fut, dans les années 1980, à l’origine de l’un des premiers courants de gauche à tenter de comprendre la résurgence d’un antisémitisme de ou à gauche en Occident (Europe de l’Ouest, Etats-Unis et Canada) au cours du dernier quart du XXe siècle. Toute une tradition anticapitaliste ne saisit pas la double dimension des rapports sociaux capitalistes : à la fois concrets et abstraits. En concentrant sa critique sur l’abstraction, contre la finance, pour la vraie économie, ou l’industrie, sans voir que la production de biens consommables, le simple échange d’une baguette contre de la monnaie, est aussi régie par des abstractions, elle ramène cette abstraction à une dimension parasitaire. Certaines caractéristiques sociales et historiques des Juifs, mythifiées et biologisées -leurs activités économiques plutôt liées à la sphère de la circulation et leur présence sur une aire géographique très large-, ont été le levier de leur identification à une force occulte, impalpable, à l’argent. Ainsi, l’antisémitisme opère typiquement comme une personnification de la domination abstraite du capital.

En ce sens, comme le relèvent Malika Amaouche, Yasmine Kateb et Léa Nicolas-Teboul, dans un article publié dans le Cairn « la question juive est une question à la fois spécifique et centrale pour l’histoire du capitalisme européen. Il ne s’agit pas d’en faire une question ‘absolue’, un ‘en-dehors de l’histoire’ ; (…) Prenons donc la mesure de cet antisémitisme structurel, de son importance historique et des ressorts d’une figure fantasmagorique plus vivace que jamais. Non pas pour construire la figure exceptionnelle de ce racisme-là contre tous les autres, mais pour comprendre pourquoi l’antisémitisme est pernicieux et puissant. Il laisse le capitalisme intact en attaquant uniquement les personnifications fantasmagoriques de cette forme sociale. Déconstruire l’antisémitisme, c’est être capable de le voir là où il se trouve, là où il se dit. »

Écrit par : Déborah Gol

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