Si le MAHJ a décidé de consacrer une exposition à Pierre Dac, c’est parce que l’histoire de cet humoriste ayant contribué à donner naissance à l’humour absurde en France illustre remarquablement la manière avec laquelle tant de Juifs ont combiné leur judéité et leur attachement à la France. Né André Isaac le 15 août 1893 à Châlons-sur-Marne, qu’il avait rebaptisé Shalom-sur-Marne, il est le fils de Salomon Isaac et Berthe Kahn, tous deux issus de familles juives alsaciennes qui ont choisi la France après l’annexion allemande de 1871. En 1896, la famille s’installe à Paris où André poursuit une scolarité brillante. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, André et son frère aîné Marcel sont mobilisés. Après quatre ans de guerre, André revient blessé par un éclat d’obus lui ayant raccourci le bras gauche de douze centimètres. Quant à Marcel, il est tué en 1915 pendant la bataille de Champagne.
Après l’Armistice, André Isaac se tourne vers le cabaret après avoir exercé plusieurs petits boulots. Il débute comme chansonnier à la Vache Enragée. « André Isaac, ce n’est pas un nom de scène », lui lance alors le directeur de ce cabaret à l’issue de sa première audition. « Tu es chansonnier d’actualité, tu t’appelleras Dac. André, ça ne sonne pas bien. Pierre, ce serait mieux, Tu t’appelleras Pierre Dac ». Ses jeux de mots, et ses considérations sur l’humanité qu’il nomme Pensées, en hommage à Pascal, le révèlent comme un maître de l’absurde. Sur les scènes des théâtres et des cabarets parisiens, il connaît rapidement la célébrité, à tel point que des producteurs font appel à lui pour les premières comédies du cinéma parlant.
Le roi des loufoques
C’est surtout l’arrivée de la radio dans les foyers français qui donne à sa carrière une dimension supplémentaire. Pierre Dac crée en 1934 la première émission d’humour, L’Académie des Travailleurs du chapeau, sur les ondes de Radio Cité appartenant au publiciste Marcel Bleustein-Blanchet. Il poursuit ensuite l’aventure de la radio en animant d’autres émissions humoristiques : La Course au Trésor et La Société des Loufoques dont il se proclame roi ! Ses aphorismes, ses gags et ses saynètes absurdes font rire la France entière. Le succès radiophonique encourage Pierre Dac à se tourner en 1938 vers la presse écrite. Il reste dans le domaine de l’absurde et contribue à l’adaptation française des dialogues farfelus de Smokey Stover, une bande dessinée populaire américaine de Bill Holman publiée en français sous le titre Popol, le joyeux pompier. Quelques mois plus tard, il lance l’hebdomadaire L’Os à moelle, organe officiel du gouvernement des loufoques. Tiré à 400.000 exemplaires le 13 mai 1938, le premier numéro est rapidement épuisé. L’Os à moelle popularise l’humour loufoque, organise la Nuit des Loufoques ainsi qu’une première exposition d’art loufoque. Très populaire, le titre est aussi politiquement engagé, raillant Hitler et Mussolini ainsi que les compromis et la lâcheté de certains hommes politiques, notamment lors des accords de Munich en septembre 1938. L’occupation de Paris par les Allemands en juin 1940 met un terme à la parution de cet hebdomadaire.
Dès l’automne 1940, Pierre Dac tente de rejoindre le général de Gaulle à Londres. Après deux tentatives d’évasion par l’Espagne, il arrive finalement en Angleterre le 12 octobre 1943. Là, au micro de Radio-Londres, il commence sa guerre contre l’Allemagne nazie et la France collaborationniste qui le stigmatise sans cesse. Le 10 mai 1944, sur les ondes de Radio-Paris, le propagandiste antisémite et collabo Philippe Henriot s’attaque à Pierre Dac en évoquant ses origines juives. Mettant en doute son patriotisme, il se demande ce que « La France peut bien signifier pour lui ? Cet apatride, ce parasite juif, qui se moque éperdument de ce qui arrivera à la France ». Le lendemain, sur les ondes de Radio-Londres, Pierre Dac lui répond en l’invitant à se rendre au cimetière Montparnasse pour y trouver la tombe de son frère, Marcel Isaac : « Sur la simple pierre, sous ses nom, prénoms et le numéro de son régiment, on lit cette simple inscription : “Mort pour la France, à l’âge de 28 ans’’. Voilà, monsieur Henriot, ce que cela signifie pour moi, la France. Sur votre tombe, si toutefois vous en avez une, il y aura aussi une inscription : elle sera ainsi libellée : “Philippe Henriot. Mort pour Hitler, Fusillé par les Français’’. Bonne nuit, Monsieur Henriot. Et dormez bien ». Une réponse prémonitoire, puisque Henriot sera abattu par des résistants le mois suivant!
Décoré par le général de Gaulle
De retour en France en août 1944, il s’engage aux côtés des forces combattantes de la France libre. Après la capitulation de l’Allemagne, son activité de résistant est reconnue officiellement par le général de Gaulle qui lui décerne la médaille de la Résistance française. Il est nommé chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur en 1946. Il revient à la scène et à la radio en 1947 et forme avec Francis Blanche un duo inoubliable. Accompagné de complices talentueux, il crée des revues, des émissions d’humour et des feuilletons radiophoniques qui atteignent des audiences record, à commencer par Signé Furax. Avec la relance de L’Os à Moelle, en 1964, Pierre Dac tourne en dérision le cynisme et la médiocrité des hommes politiques de la 5e République, allant jusqu’à être candidat à l’élection présidentielle de 1965 à la tête du Mouvement Ondulatoire Unifié (MOU).
Même s’il poursuit sa carrière dans le champ humoristique en popularisant des numéros aussi loufoques que le Schmilblick et le Sâr Rabindranath Duval, Pierre Dac teinte son humour de gravité. La Shoah n’est pas étrangère à cette évolution. N’a-t-il pas déclaré que « L’âme des justes qui ont péri dans les fours crématoires est immortelle. La preuve, dans le ciel, j’ai vu briller des étoiles jaunes ». Dans des articles qu’il publie dans Le Droit de vivre, le journal de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA), dont il est membre depuis sa création en 1928, il lui arrive aussi d’expliquer par l’absurde les raisons pour lesquelles on n’a pas le droit d’être un salaud quand on est juif.
Pierre Dac meurt le 9 février 1975. Il laisse une œuvre considérable dans un style redevable tant au louchébem (argot des bouchers que parlait son père) qu’au mot d’esprit de Freud et au non-sens et à l’auto-dérision de l’humour juif, dont le MAHJ offre un aperçu exceptionnel.
Pierre Dac. Le Parti d’en rire
Jusqu’au 27 août 2023 (ouvert de mardi à dimanche)
Réservation de la visite www.mahj.org
MAHJ, 71 Rue du Temple, 75003 Paris, France