Combien d’idées sont mortes le 7 octobre avec les corps suppliciés des victimes du pogrom du Hamas, à commencer par celle que les Juifs pouvaient vivre sans crainte en sécurité sur leur propre terre. Le projet d’État binational est aussi mort ce jour-là, même si des polémistes tentent vainement de lui redonner souffle, moins par passion égalitaire que par entêtement antisioniste. Quelle solution envisager alors pour que les peuples juif et arabe, représentant chacun sept millions d’âmes réparties entre la Méditerranée et le fleuve Jourdain, puissent vivre en paix ? Le statu quo, on le voit, est intenable. Exhumer les vieilles recettes comme la confédération n’a aucun sens, ce plan B ayant été balayé par les Palestiniens avant l’examen du plan de partage. Reste donc ce fameux plan de partage, ou plutôt le principe qui lui est rattaché : celui d’un État juif et d’un État arabe souverains vivant côte à côte le long de la « ligne verte » (les frontières de 1967), avec Jérusalem comme capitale. Un projet maintes fois décrié, moqué, honni, jugé inapplicable, enterré à coup sûr pour de bon… et qui revient pourtant en force aujourd’hui.
L’offensive est d’abord diplomatique. Elle émane des chancelleries occidentales où les massacres du 7 octobre sont venus rappeler que la paix était inenvisageable sans règlement de la question palestinienne. Fin janvier, le secrétaire d’État Anthony Blinken a même demandé à ses équipes de plancher, parmi les scénarios de l’après-guerre à Gaza, sur une reconnaissance de la Palestine. Un tabou venait de sauter. Mais, au Conseil de sécurité, Washington oppose toujours son veto à l’admission de la Palestine comme membre de plein droit de l’ONU. Pas sûr qu’il puisse empêcher le vote en Assemblée générale, ni dissuader la Belgique, l’Espagne, l’Irlande et d’autres en Europe de reconnaître la Palestine, comme ils annoncent vouloir le faire avant l’été.
Sous pression, Israël se sent piégé en plein cauchemar. Sauf à légitimer les terroristes, quel est en effet le rapport entre l’attaque barbare du Hamas et la cause palestinienne ? Le monde a-t-il oublié que les auteurs des massacres du 7 octobre sont les mêmes qui ont torpillé les accords d’Oslo il y a 30 ans ? Aujourd’hui comme hier, un État palestinien n’apaisera pas leur rage meurtrière. Israël rejette « les diktats internationaux » fulmine Benjamin Netanyahou, dont la coalition ne survivrait pas à la simple annonce de pourparlers de paix. Mais l’opposition n’est pas en reste. Fin février, la Knesset a voté à 99 voix contre neuf un texte s’opposant à toute reconnaissance unilatérale d’un État palestinien, qui « donnerait une énorme prime à un terrorisme sans précédent et empêcherait tout futur accord de paix. »
Et l’opinion israélienne ? Selon le Peace Index de l’Université de Tel-Aviv réalisé trois semaines après l’attaque de Hamas, seuls 28,6 % des Israéliens juifs étaient en faveur de la solution à deux États, contre 37,5 % un mois plus tôt. Un sondage réalisé par Gallup en décembre 2023 montre que ce chiffre est encore tombé à 25 % (65 % s’opposant à un État palestinien). Il s’agit là d’un renversement complet de la situation existant il y a 10 ans, lorsque 65 % des Juifs soutenaient un État palestinien et 30 % s’y opposaient. Avec un taux record de 74 % des Israéliens ayant perdu espoir en la paix avec les Palestiniens à l’aube de 2024, la solution à deux États apparaît encore plus hors de portée.
Israël n’annexera pas les Territoires
Les Israéliens devraient pourtant considérer la création d’un État palestinien. Simplement parce que la réalité le commande : Israël ne pourra annexer les Territoires. Sans parler du fait qu’il y perdrait son âme comme État juif et démocratique, on sait qu’il n’engagera pas d’annexion, car Washington s’y oppose. Mais à quoi bon fâcher son allié quand on peut manœuvrer discrètement ? Ainsi, depuis des années, le gouvernement procède à une annexion rampante de la zone C. Cette zone de 3 516 km2 (60 % de la Cisjordanie), instituée par les accords d’Oslo, se trouve sous contrôle civil et sécuritaire israélien. Après Oslo II, en 1995, elle aurait dû passer sous juridiction palestinienne ; transfert qui n’a jamais eu lieu. À la place, Israël et l’Autorité palestinienne livrent bataille pour chaque centimètre de terrain. En 2009, le plan Fayyad, du nom du Premier ministre de Mahmoud Abbas, s’est fixé pour objectif la « fin de l’occupation et [la] création de l’État », fort d’une aide de Bruxelles d’un demi-milliard d’euros pour le développement d’infrastructures. Cependant, c’est dans cette zone C que se trouvent les implantations. Et c’est là que Netanyahou encourage l’annexion à bas bruit : des budgets financent l’expansion des colonies, lesquelles sont peu à peu rattachées à tous les systèmes de l’État, tandis qu’un réseau routier vient contourner les voies empruntées par les Palestiniens.
La nomination, fin 2022, du sioniste messianique Bezalel Smotrich à la tête de l’Administration civile de la Cisjordanie, où il gère terrains et constructions, achève de dresser le tableau d’une colonisation irrépressible. Or il n’en est rien.
Selon le chercheur Shaul Arieli, auteur d’un remarquable Atlas du conflit israélo-arabe, la bataille pour la zone C est jouée d’avance. Les Juifs y sont 491.548 (dernières données de 2023), quand ils étaient 311.300 en 2010, soit une augmentation de 58 %. Dans le même temps, les Palestiniens qui y étaient 70.220 en 2010 sont désormais 354.000, soit une hausse de 504 %. De fait, les Juifs qui représentaient 81,6 % de la zone C en 2010 n’y sont plus que 58 %. Et la baisse devrait se poursuivre, explique Arieli dans une étude publiée en mars dans Haaretz. En effet, on observe une baisse continue du taux de croissance annuel des Israéliens, une chute du solde migratoire (ils quittent la Cisjordanie plus qu’ils ne s’y installent), et un taux de natalité stable dans les implantations (en hausse côté palestinien). Par ailleurs, en analysant le bâti, Arieli relève que les constructions israéliennes (colonies, avant-postes, zones industrielles et militaires) représentent 8.000 ha, soit 2,4 % de la zone C, tandis que le bâti palestinien s’élève à 14.800 ha (4,44 %), ce qui est deux fois plus qu’en 2007. Conclusion pour le chercheur : « Israël gaspille ses ressources pour une cause perdue. »
Une Palestine sous cloche
Si les Israéliens n’empêcheront pas l’émergence d’un État palestinien, ils peuvent au moins en fixer les contours : celui d’un État démilitarisé, à la souveraineté limitée, dont les frontières s’éloignent des lignes de 1967. La Palestine pourrait s’établir sur une grande partie de la Cisjordanie, liée par un élément de continuité à la bande de Gaza, avec non pas Jérusalem comme capitale, mais ses faubourgs, par exemple Abou Dis comme le prévoyait le plan Trump de 2020.
Le plus important est une Palestine démilitarisée ; un principe acté par tous les Premiers ministres israéliens depuis 30 ans, y compris Ariel Sharon, rappelle Elie Podeh, historien du Moyen-Orient à l’Université hébraïque de Jérusalem. Netanyahou lui-même l’a appelé de ses vœux dans son discours de Bar-Ilan de 2009. Fait moins connu, note Podeh dans le Jerusalem Post, il l’a accepté lors de négociations secrètes menées par John Kerry en 2014. Difficile de croire que ce même Netanyahou y consentirait aujourd’hui, mais le projet pourrait être porté par ses opposants, Gantz ou Lapid, comme sortie de guerre. De toutes façons, il n’y a pas d’autre alternative, assurent les responsables sécuritaires israéliens : « La solution à deux États est la seule façon pour Israël de vaincre véritablement le Hamas », écrivent dans Foreign Affairs l’ancien directeur du Shin Bet Ami Ayalon et l’intellectuel palestinien Sari Nusseibeh. La démilitarisation devrait apaiser les craintes bien légitimes des Israéliens de voir surgir de nouveaux 7 octobre, non plus de Gaza mais de Naplouse ou d’Hébron.
Opportunité historique
Penser l’après-guerre a quelque chose d’indécent pour ce peuple traumatisé, hanté par le sort de ses otages. Comment pourrait-il songer à la solution à deux États, quand son propre pays est littéralement coupé en trois, avec un Sud dévasté et un Nord inhabitable, à tel point que la région de Netanya est désignée sans rire le « nouveau Nord » d’Israël. Pourtant, la perspective d’un État palestinien ouvre aujourd’hui une opportunité historique pour les Israéliens de s’inscrire dans un ambitieux plan de paix.
La guerre ouverte avec l’Iran en avril a permis à Israël de rompre son isolement en fédérant ses alliés occidentaux et les États sunnites modérés venus lui prêter main-forte : Égypte, Jordanie, Émirats arabes et même, discrètement, l’Arabie saoudite. Preuve que les accords d’Abraham n’étaient pas un mirage. Preuve aussi que même pendant la guerre à Gaza, Israéliens et Saoudiens demeurent sur la voie de la normalisation, toujours conditionnée pour ces derniers à la création d’un État palestinien. De fait, Israël devrait œuvrer à renforcer cette coalition et normaliser ses relations avec Riyad en lui offrant un rôle pivot dans le projet de reconstruction de Gaza, débarrassée du Hamas, et dans le parrainage de pourparlers de paix pour la création d’un État palestinien. Cela suppose un renouveau du leadership avec une Autorité palestinienne « revitalisée » selon les souhaits du président Biden, et un gouvernement israélien assaini, débarrassé des responsables du fiasco du 7 octobre. Cela suppose aussi un changement de mentalité chez les Israéliens pour oser sans crainte repenser la solution à deux États. Ils ont devant eux l’opportunité historique de transformer une fatalité en chance.